En toute douceur laisse aller les affaires

« L’autre en toute douceur laisse aller les affaires,
Et voyant arriver chez lui le damoiseau,
Prend fort honnêtement ses gants, et son manteau. »
L’Ecole des femmes, I, 1 (v. 32-34)

Dans la cinquième partie de la Clélie (1660), une discussion s’engage pour savoir ce que doit faire un époux qui découvre que sa femme est coquette. Selon le prince, il lui suffit de ne voir « que ce qu’il voudra voir » ; selon Pasilie, il devra agir en maître (1).

 

A la fin de l’une des élégies des Amours d’Ovide, dont Michel de Marolles publie précisément la traduction en 1661, on recommande à l’homme avisé d’être complaisant envers les pratiques de sa maîtresse (2).

 

La complaisance des maris cocus, à laquelle il sera encore fait allusion à l’acte II (« nous en voyons qui paraissent joyeux ») et à l’acte IV (« qui souffrent doucement l’approche des galants ») faisait l’objet de toute une tradition comique dans le premier quart du XVIIe siècle :

 

Le [sic]Rencontre des cocus (1609) repris dans Le Pasquil du rencontre des cocus à Fontainebleau (1623) célèbre les « cocus volontaires » (3).
– La « Consolation pour les cocus », dans La Muse folâtre (1611), évoque la béatitude des maris trompés (4).
– La satire « Sur la jalousie » se moque des maris qui font le guet tandis que leur femme est en galante compagnie (5).
– Le « Prologue facétieux des cocus et de l’utilité des cornes », contenu dans Les Fantaisies du farceur Bruscambille (1618) (6), chante également la « patience » des maris.
– Dans L’Ordre de Chevalerie des Cocus Réformés nouvellement établis à Paris (1624) (7), on décerne de pompeuses récompenses aux cocus les plus complaisants, et on explique aux maris comment favoriser les pratiques de leurs épouses.

 

En 1663, dans l’une des gravures de son Recueil des plus illustres proverbes, Jacques Lagniet représente le type du « cornard content ».

 

Cette tradition sera revivifiée, à la suite de Molière, dans la nouvelle de La Fontaine La Coupe enchantée (1669) (8).

 

Dans Le Dépit amoureux sont également évoqués les « maris pacifiques », et dans Les Fâcheux, « des hommes en amour d’une humeur si souffrante ».

 

La question de la conduite à tenir face au cocuage est également abordée dans Le Cocu imaginaire (« nous sommes les sots »). Dans L’Ecole des femmes, la question sera à nouveau soulevée dans les propos tenus par Chrysalde (I, 1, v. 13 : « Ce sont coups du hasard, dont on n’est point garant » et IV, 8, 1237 : « ce cas fortuit »).

 

 


 

(1)

– C’est pourtant une chose étrange, dit le prince, qu’un mari qui garde sa femme.

 

– C’en est une bien plus étrange encore encore, répondit Pasilie, que de voir un homme qui ferme volontairement les yeux pour ne voir pas que sa femme a plusieurs galants qui la suivent, qui lui écrivent, qui montrent ses lettres, qui se vantent de ses faveurs, et qui se moquent d’elle et de lui.

 

– Mais que faut-il qu’un honnête homme fasse, reprit Délise, quand il est assez malheureux pour avoir une femme qui n’a ni véritable vertu, ni conduite, car je ne compte pas pour vertueuses, ces femmes qui parce qu’elles ne sont pas tout à fait criminelles, ne font point de scrupule de commencer plusieurs galanteries, qui les exposent à la médisance, et qui les engagent à faire mille folies, qui les font mépriser par ceux même pour qui elles les font.[…] [Q]ue doit faire un pauvre mari qui a le malheur d’avoir une femme de cette humeur ?

 

– Si j’en suis cru, répliqua le prince, il se divertira de son côté le mieux qu’il pourra, et ne verra que ce qu’il voudra voir.

 

– Et si j’en suis crue, répliqua Pasile, un mari qui aura une femme de cette espèce, la flattera durant quelque temps, il essaiera de la gagner par la douceur, par la raison, et par l’adresse, il tâchera de lui donner des amies qui auront de la vertu, de faire qu’elle n’ait pas une esclave auprès d’elle qui ne soit vertueuse, de lui faire aimer des plaisirs innocents, et de faire du moins en sorte qu’elle le craigne, si elle ne le peut aimer. Et si tout cela est inutile, je consens qu’il agisse en maître, qu’il règle les visites qu’elle rend et qu’elle reçoit, et qu’il l’envoie même à la campagne. Car enfin je ne veux point qu’un mari endure paisiblement que sa femme soit coquette.

(Clélie, Histoire romaine, V, 2, p.288)

 

 

(2)

Sans mentir celui-là est bien grossier, qui s’imagine que son honneur dépend des galanteries de sa femme, et je suis persuadé pour moi qu’il n’est pas le plus habile ni plus civil de tous les hommes, et qu’il n’est pas même assez informé de la façon qu’on vit aujourd’hui dans Rome, où les enfants de Mars qui en sont les fondateurs, je veux dire Romulus fils d’Ilie et Rémus aussi fils d’Ilie ne sont point nés sans crime, ni sans la licence de leur mère. A quoi vous pouvait servir une belle femme, si vous n’en pouvez aimer aucune qui ne soit chaste ? Ces deux qualités-là ne se peuvent jamais trouver ensemble. Si vous m’en croyez, et si vous êtes bien avisé, vous serez complaisants à votre maîtresse, dépouillez la sévérité de votre visage : et n’exercez point sur elle le pouvoir d’un mari de mauvaise humeur. Faites état des amis qu’elle vous donnera, elle vous en donnera beaucoup : ainsi, et n’en doutez pas, il vous viendra d’un petit labeur un fort grand avantage ; vous pourrez toujours par ce moyen-là faire grande chère avec les jeunes gens : et vous verrez beaucoup de belles choses chez vous que vous n’y aurez pas apportées.
(Les Amours d’Ovide, d’une nouvelle traduction [de Michel de Marolles], Paris, Pierre Lamy, 1661, Livre III, Elegie 4, p. 106-107)

 

 

(3)

Le Rencontre des cocus (1609, s.l.n.d., 10 pages) et Le Pasquil du rencontre des cocus à Fontainebleau (1623, s.l.n.d., 16 pages) expliquent tous les avantages qu’un mari peut retirer du cocuage :

Bien peu de cocus ont souffrance
Cocus ont toujours abondance
[…]
Ce n’est donc pas peu de gloire
A ces cocus de plume noire
D’être cocus sans s’irriter
Puisque nous voyons Jupiter
En son front des cornes apparaître
Ne faut-il pas suivre son maître ?
[…]
Soyez donc cocus volontaires
Fort doux à vos bonnes commères
Et lors que vous les trouverez
Avec leurs amis accouplés
Feignez d’avoir comme escarboucle
De l’air mauvais la vue trouble

C’est un honneur que d’endurer
Des cornes sur son front germer
Rien n’est de si beau que des cornes
Souvent on voit le Capricorne
Toujours quelque bien présager
Un autre signe mensonger
Ne nous prédit jamais merveille
Et jamais tête sans cervelle
N’eut la patience de Job […].
(Le Pasquil, p.12-15)

 

(4)

Telle est la « Consolation pour les cocus », dans La Muse folâtre (1611) :

[…]
Et beaucoup, pour n’être cocus,
Par la pauvreté sont vaincus.
Bien peu de cocus ont souffrance ;
Cocus ont toujours abondance ;
Cocus se trouvent à milliers
Du commun amis familiers,
Et se voit en leur compagnie
Une multitude infinie
Des gens qu’on tient des plus heureux
.
[…]
( p.92 et suivantes)

 

 

(5)

Nicolas Joubert Angoulevent, dans Les Satires bâtardes et autres oeuvres folâtres (1615), évoque également les « cocus de leur gré » :

Vous avez un mari qui entre en frénésie
Quand il voit que quelqu’un veut de vous s’approcher […].

 

Il ne ressemble pas à dix mille maris,
Qui, cocus de leur gré, paraissent dans Paris,
Sont habillés de soie, et vivent à leur aise.

 

Les femmes de ceux-là ont meilleur temps que vous,
Car tant s’en faut qu’ils soient de leurs femmes jaloux,
Qu’eux-mêmes font le guet quand quelque ami les baise
.
(« Sur la jalousie », p.169)

 

 

(6)

On lit dans le « Prologue facétieux des cocus et de l’utilité des cornes », contenu dans Les Fantaisies du farceur Bruscambille (1618):

Mes louanges ne s’adressent qu’à ceux que j’ai reconnus dignes du titre, qui sont un patron d’humilité, de modestie et de patience, sur lequel vous vous devez mouler ; oui, je vous maintiens derechef que toutes ces vertus sont inséparables du cocuage, une parfaite béatitude, un contentement indicible, et une affluence d’honneurs ; pour preuve d’une extrême et charitable patience, il adviendra que le bon homme surpris en volonté de bien faire, cèdera librement et gratuitement sa place à un autre, prendra le pot et s’en ira au vin, sans penser ni mal dire, tandis qu’en récompense on fait sa besogne.
( p. 237)(1)

 

 

(7)

Une brochure datée de 1624 s’intitule L’Ordre de Chevalerie des Cocus Réformés nouvellement établis à Paris. La Cérémonie qu’ils observent en prenant l’habit. Les Statuts de leur Ordre : et un petit abrégé de l’origine de ces Peuples (s.l., 16 pages). Les Cocus Réformés y décident de remettre en honneur l’Ordre des Cocus, en instaurant une cérémonie officielle d’intronisation :

Celui qui est présenté n’est obligé de faire aucune preuve de ligne de ses prédécesseurs, comme à Malte, et autres ordres : mais suffit qu’il fasse preuve en sa propre personne des qualités requises.
De toutes sortes de professions pas une n’est exclue de l’Ordre, excepté l’Ecclesiastique.
Toutes sortes de nations et de religions sont reçues indifféremment à faire leur preuve.
Nul ne peut être reçu à l’Ordre s’il n’est marié, ou s’il ne l’a été. [..]

 

Le jour de la cérémonie les confrères s’assemblent dans le réfectoire : car ils observent religieusement la communauté. Le réfectoire est bâti en ovale : et sur le haut de la couverture tous les amortissements sont semés de cornes d’abondance. Les fenêtres, au lieu de verre, sont faites de corne de lanterne : ce qui est cause que les chevaliers, par la longue accoutumance, ont la vue un peu trouble. […] Sur chacun des bras de la chaire [du Grand Maître de l’Ordre] est entaillée l’image d’une femme nue l’une desquelles ayant une main sur ses parties plus secrètes, montre de l’autre le soleil, avec ce mot, Il n’est pas moins beau pour être commun. L’autre femme couvrant le même lieu aussi d’une de ses mains, a l’autre main pleine de puces, qui lui sortent par entre les doigts, avec ce mot, La garde en est difficile.
[…]

 

Le jour du chapitre le novice se présente à l’assemblée, et après l’information de sa vie et moeurs lue, examinée et attestée par les formes susdites, il fait entre les mains du Grand-Maître les voeux accoutumés, c’est-à-savoir de Souffrance et de peu de curiosité renonçant à la jalousie, et autres passions qui s’en pourraient ensuivre.

 

Et lors la propre femme du présenté […] lui bande les yeux d’un bandeau de Cupidon […]. Et puis le revêtant d’une robe jaune trainante en terre, et qui n’a point d’ouverture pour passer les bras, lui met au col l’Ordre, qui est un foie de conin d’or mat, entouré de billevesées, pendu à un cordon dont le tissu est fait des filaments tirés des côtes de l’herbe appelée patience, et de la tonsure que les femmes de Paris laissent d’ordinaire aux étuves, puis lui met sur la tête les cornes du roi Cyppus, conservées miraculeusement jusques à notre temps par la courtoisie de certaines dames. […] Et puis un de la compagnie […] fait une petite exhortation au novice, d’imiter les vertus de ses devanciers, et d’observer la règle qui lui est présentée, et de laquelle il a fait voeu :puis lui fait une histoire abrégée des plus signalés cocus que l’Histoire a produit […]. L’exhortation finie, chacun des chevaliers se retire chez soi, et est obligé de rentrer par la grand porte : et quand bien elle serait ouverte, il doit frapper trois fois pour annoncer sa venue, en cas que sa femme soit au logis : et ceux qui la viennent visiter peuvent entrer par de petits escaliers dérobés, et mêmement de nuit.

 

Une autre brochure, intitulée Lettre d’un gentilhomme de la Valtoline, envoyée au Grand-Maître des Cocus réformés nouvellement établis à Paris. Pour savoir comment il se doit gouverner, et la règle qu’il doit tenir, pour le grand nombre qui est en son pays est publiée sans lieu, en 1624. Un certain Denis Tibi y demande des conseils au Grand Maître des Cocus Réformés pour installer une communauté dans sa province.

 

 

(8)

Dans la nouvelle de La Fontaine La Coupe enchantée (1669), tirée de l’Arioste, on lit également :

Mais je veux vous veux premièrement
Prouver par bon raisonnement
Que ce mal dont la peur vous mine et vous consume
N’est mal qu’en votre idée, et non point dans l’effet.
En mettez-vous votre bonnet
Moins aisément que de coutume?

Cela s’en va-t-il pas tout net?
Voyez-vous qu’il en reste une seule apparence,
Une tache qui nuise à vos plaisirs secrets?
Ne retrouvez-vous pas toujours les mêmes traits?
Vous apercevez-vous d’aucune différence?
Je tire donc ma conséquence,
Et dis, malgré le peuple ignorant et brutal:
Cocuage n’est point un mal.
« Oui, mais l’honneur est une étrange affaire! »
Qui vous soutient que non? ai-je dit le contraire?
Et bien! L’honneur, l’honneur, je n’entends que ce mot.
Apprenez qu’à Paris ce n’est pas comme à Rome:
Le cocu qui s’afflige y passe pour un sot ;
Et le cocu qui rit, pour un fort honnête homme.

Quand on prend comme il faut cet accident fatal,
Cocuage n’est point un mal.

 

Prouvons que c’est un bien : la chose est fort facile.
Tout vous rit ; votre femme est souple comme un gant ;
Et vous pourriez avoir vingt migonnes en ville,
Qu’on n’en sonnerait pas deux mots en tout un an.
Quand vous parlez, c’est dit notable ;
On vous met le premier à table ;
C’est pour vous la place d’honneur,
Pour vous le morceau du seigneur :
Heureux qui vous le sert ! La blondine chiorme
Afin de vous gagner n’épargne aucun moyen :
Vous êtes le patron : dont je conclus en forme :
Cocuage est un bien.

 

Quand vous perdez au jeu, l’on vous donne revanche ;
Même votre homme écarte et ses as et ses rois.
Avez-vous sur les bras quelque Monsieur Dimanche,
Milles bourses vous sont ouvertes à la fois.
Ajoutez que l’on tient votre femme en haleine :
Elle n’en vaut que mieux, n’en a que plus d’appas.
Ménélas rencontra des charmes dans Hélène
Qu’avant qu’être à Pâris la belle n’avait pas.
Ainsi de votre épouse : on veut qu’elle vous plaise.
Qui dit prude au contraire, il dit laide ou mauvaise,
Incapable en amour d’apprendre jamais rien.
Pour toutes ces raisons je persiste en ma thèse :
Cocuage est un bien.

(1) source : P. Dandrey, éd. de L’Ecole des femmes, Le Livre de Poche, 2000, p. 50

Le moteur de recherche fonctionne par co-occurence, par exemple, la saisie femmes superstition, affichera uniquement les fiches qui comportent les deux termes, et non toutes les pages qui comportent chacun des termes.