Les juges des ouvrages

« Nous serons par nos lois les juges des ouvrages.
Par nos lois, prose et vers, tout nous sera soumis.
Nul n’aura de l’esprit, hors nous et nos amis.
Nous chercherons partout à trouver à redire,
Et ne verrons que nous qui sache bien écrire. »
Les Femmes savantes, III, 2 (v. 921-926)

Dans Le Procès de la Femme juge et partie (1669) de Montfleury, la propension des femmes à s’ériger en « juges des ouvrages » avait été traitée au pied de la lettre, par une mascarade de procès littéraire (éd. du Théâtre de 1739, sc. III et suiv.).

 

Les précieuses avaient été présentées comme cherchant à s’imposer au titre d’arbitres du bon goût dans

La Précieuse (1656-1658) de l’abbé de Pure (1)
– le Roman bourgeois (1666) de Furetière (2)
– l’épître dédicatoire de L’Ecolier de Salamanque (1655) de Paul Scarron (3)

 

L’incapacité des femmes à juger d’un ouvrage était est une idée qu’on rencontrait déjà dans les traités sur l’honnêteté féminine, qui paraissaient dans les années 1630-1640.

 

Ainsi dans
L’Honnête Femme (1635) de Du Bosc (4)
L’Honnête Fille (1640) de Grenaille (5)

 

Les censeurs d’ouvrages font l’objet d’un jugement défavorable dans
– les Considérations sur l’éloquence française de ce temps (1638) de La Mothe le Vayer (6)
– la Comédie des académistes (vers 1650) de Saint-Evremond (7)

 

 


 

(1)

J’ai un plaisir extrême à m’élever en autorité sur l’ouvrage d’un homme d’esprit qui se présente à mon tribunal, et qui est comme sur la sellette pour attendre mon jugement. Mon âme véritablement est ravie d’exercer cet empire de gloire et d’esprit et de me voir l’arbitre de ces hauts sujets qui sont au-dessus des sens et au-dessus du vulgaire.
(éd. Magne, Paris, Droz, 1938, t. I, p. 20)

 

Hé quoi, disait-il, il faudra qu’un homme qui a consommé sa vie à étudier les belles choses, et à pénétrer jusqu’au fond de leur mérite, n’ait de réputation que sur l’approbation d’une dame ou d’une demoiselle. La ruelle deviendra un tribunal, où les savants seront jugés souverainement et en dernier ressort, où il faudra rendre compte de ce qu’on sait à des personnes qui ne savent rien, et avoir pour juge des dons de l’esprit celles qui en seront le plus mal partagées.
(t. I, p. 165)

 

Elles s’appellent précieuses, et font des cercles, tiennent des assemblées, agitent des questions, jugent des livres, donnent leurs sentiments des ouvrages d’autrui, et par une tyrannie sans pareille, elles ne peuvent souffrir de livre qui ne soit pas de leur goût, ni d’esprit qui ne soit de leur intelligence.
(t. II, p. 315)

 

(2)

Elle se plaignit de Laurence, qui avait commencé à parler des nouvelles de la ville et du voisinage, lui disant que cela sentait sa visite d’accouchée, ou les discours de commères, et que parmi le beau monde il ne fallait parler que de livres et de belles choses. Aussitôt elle se jeta sur la friperie de plusieurs pauvres auteurs, qui sont les premiers qui ont à souffrir de ces fausses précieuses, quand cette humeur critique les saisit. Dieu sait donc si elle les ajusta de toutes pièces.
(Livre I)

 

(3)

On a haï ma Comédie avant de la connaître. De belles dames qui sont en possession de faire la destinée des pauvres humains ont voulu rendre malheureuse celle de ma pauvre Comédie. Elles ont tenu ruelle pour l’étouffer dès sa naissance. Quelques-unes des plus partiales ont porté contre elle des factums par les maisons, comme on fait en sollicitant un procès, et l’ont comparée, d’une grâce sans seconde, à de la moutarde mêlée avec de la crème ; mais les comparaisons nobles et riches ne sont point défendues et, quand par plusieurs autres de même force, on aurait perdu de réputation ma comédie, l’applaudissement qu’elle a eu à la cour et à la ville, lui en aurait plus rendu que ne lui en aurait pu ôter une conjuration de précieuses.
( p. 5-6)

 

(4)

Si elles sont incapables de dire de bonnes choses, elles le sont encore plus de les approuver. Elles n’admirent que les livres et l’entretien de certains impertinents qui les flattent et qui ne leur parlent que d’intrigues, que de romans ou que de rubans d’Angleterre.
Jamais la conversation d’un honnête homme ne leur plaît, parce qu’il n’a point assez de complaisance pour leurs sottises ni assez de lâcheté pour faire comme plusieurs de ce temps, qui ne se contentent pas de leur donner l’approbation, mais encore qui leur en demandent. On leur lit des pièces d’éloquence et de poésie dans le cabinet comme si elles pouvaient juger du desssein ou de la perfection d’un ouvrage, comme si ne sachant pas une seule règle de la rhétorique, elles pouvaient juger sainement de ceux qui les observent ou qui les violent.
(éd. de 1662, p. 64-65)

 

(5)

Ces présomptueuses qui veulent composer une académie d’erreur pour choquer celle de la vérité et qui, ne sachant pas faire un jugement raisonnable, croient avoir raison de juger indifféremment de toutes sortes de matières. Elles se rendent ridicules pensant se rendre admirables ; elles croient passer pour de grands génies et ne passent pas seulement pour des esprits populaires. En effet, il ne faut que voir leurs décisions pour voir leur bizarrerie. S’il y a un livre qui, outre le caractère de sa bonté, ait celui de l’approbation, c’est celui-là qu’elles réprouvent comme mauvais, et pensent être de l’avis des sages pource qu’elles choquent le sens commun. Mais, s’il y a quelque enfant monstrueux, elles le trouvent beau, parce qu’on le trouve difforme.
(éd. A. Vizier, 2003, p. 234)

 

(6)

Ils bornent la capacité et le bien dire des autres, à la portée de leur petit esprit ; et ils limitent l’empire de l’éloquence aux termes de leur suffisance, comme s’il n’y avait rien au-delà. Cicéron s’est plaint en plus d’un endroit de l’injustice de tels juges ; et nous pouvons dire que ce sont ceux qui persécutent encore aujourd’hui avec le plus d’audace et d’animosité les travaux qu’ils désespèrent de pouvoir égaler. Car comme il y a fort peu de génies qui osent aspirer à cette suprême éloquence, qui gouverne souverainement en tous les lieux où elle se rencontre, il y en a une infinité d’autres au-dessous, qui condamnent effrontément, par la raison que nous venons de rapporter, tout ce qui excède leurs forces. Ce sont les mêmes qui donnent du crédit autant qu’ils peuvent aux ouvrages que nous blâmons, pour n’avoir rien de solide. Et comme une multitude peut beaucoup principalement lorsqu’elle joint l’artifice à la force, il ne faut pas s’étonner si la cabale des ignorants, et le monopole des hommes de petit talent, l’emporte sur ceux dont ils ne peuvent souffrir le mérite.
(éd. des Oeuvres de 1756, II, 1, p. 270)

 

(7)

Sans mentir à leur goût rien n’est trouvé parfait,
Rien ne semble excellent de ce qu’ils n’ont pas fait.
(éd. J. Truchet, Théâtre du XVIIe siècle, 1986, t. II, p. 496)

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