L’Ane d’or

Les Métamorphoses ou l’Ane d’or de L. Apulée philosophe platonique.

[Traduction de Jean de Montlyard, 1602]
Nouvellement reveues, corrigées et mises en meilleur ordre, N. et J. de La Coste, 1648.
[Nous avons placé entre crochets les divisions du texte latin, et entre barres obliques la pagination de l’édition de 1648.]

 

Livre Quatrième

[…]

Sur la fin il ajoute à dessein la fable des amours de Cupidon et de Psyché pleine de récréation et de doctrine, de laquelle nous exposerons en son lieu le sens mystique.

 

[…] /121/
[28] Il y avait en une ville un Roi et une Reine, lesquels eurent trois filles, belles en toute perfection. Or quoique les deux aînées fussent extrêmement agréables et de visage et de taille, si n’estimait-on pas néanmoins le discours de l’homme incapable de leur pouvoir donner les louanges qu’elles méritaient : mais le défaut de l’éloquence humaine ne pouvait exprimer, ni suffisamment exalter la rare et singulière beauté de la plus jeune. En sorte que beaucoup de Compatriotes, beaucoup de riches Seigneurs étrangers que le bruit d’un si précieux joyau convoquait de toutes parts à l’envi, demeuraient comme stupides, voyant cette parfaite et du tout incomparable beauté : de façon qu’approchant la main droite de leur bouche, ils posaient le doigt indice sur le pouce étendu, et l’adoraient aussi religieusement que Vénus même.

 

Déjà le bruit courait par les Villes et les Provinces circonvoisines, que la Déesse engendrée des ondes de la mer, et nourrie de l’humeur des flots écumants, étaient descendue du Ciel, et sous l’habit d’une Demoiselle se faisait désormais voir en terre : ou plutôt, que naguère par un nouveau germe des Etoiles célestes, non la mer mais la terre avait produit une autre Vénus avec la fleur de sa virginité. [29] Ainsi croissait de jour à autre l’opinion de cette merveille du monde ; /122/ ainsi déjà la rumeur en avait abreuvé les îles voisines, beaucoup de contrées, voire la meilleure partie de l’Univers : déjà plusieurs accouraient à grandes journées des plus éloignées Provinces de la Terre et des rivages les plus reculés de l’Océan, pour voir l’unique beauté de son siècle. Personne n’allait plus à Paphe, personne ne passait plus à Cnide ; personne ne naviguait plus même en Cythère pour faire ses dévotions à Vénus. On diffère les sacrifices de la Déesse par mépris ; on ne fréquente plus ses Temples ; on néglige les lits dédiés pour les effigies d’icelles ; on ne tient plus compte de les serrer avec révérence aux sacrifices ; ses cérémonies demeurent en arrière ; on ne couronne plus ses images ; on ne met plus d’offrandes sur ses autels ; on ne les voit plus que souillés de cendres froides. On se prosterne à genoux devant cette Infante ; on n’invoque plus la majesté d’une si grande Déesse qu’en la face de cette créature : et si tôt que la Vierge se montre au matin, on fait sous le nom d’icelle plusieurs sacrifices et festins en l’honneur de Vénus absente. Et déjà quand elle marche par les rues, tout le monde la suit en procession, les rues se jonchent de fleurs et de guirlandes ; on lui présente force festons, force couronnes ; bref on l’adore comme l’on faisait Vénus.

 

Cet outrageux et déraisonnable transport d’honneurs célestes fait à l’endroit d’une fille mortelle, piqua extrêmement le courage de la vraie Vénus, qui ne pouvant souffrir cette indignité, hochant la tête, et frémissant du plus creux de ses entrailles se prit à dire à part soi : [30] Voilà donc l’ancienne mère de toutes les choses qui sont en la Nature, voilà l’origine-et-la-source-de-tous-les /123/ éléments : voilà Vénus nourricière de l’Univers, Source de tous les biens inépuisable et pure avec laquelle une fille humaine veut partager l’honneur de ma divine majesté : mon nom engravé dans les Cieux est maintenant profané par des souillures terriennes. Les hommes donc demeureront incertains et douteux si c’est moi ou celle-ci qu’il faille adorer en commun au lieu de moi ? Une pucelle qui porte déjà la mort entre les dents, sera-t-elle honorée de mêmes images que moi ? Quoi donc, ce berger de qui le grand Jupiter a si bien approuvé la justice et la foi, m’aura pour néant préférée à de si puissantes Déesses ? Ha ! que cette galande [effrontée], telle qu’elle soit, n’aura point tant à son aise usurpé les honneurs qui m’appartiennent sans que je m’en ressente : Je m’en vais la faire repentir de cette beauté illicite qu’elle possède.

 

Là dessus elle appelle son fils, cet empenné et assez téméraire ; qui par ses mauvaises complexions et perverse nature, méprisant toute bonne discipline, armé de flammes et de flèches, ne fait autre chose que trotter de maison en maison, qui débauchant tous les honnêtes mariages, commet impunément toutes les méchancetés du monde, et ne fait jamais rien qui vaille. Dans le Monde on n’entend que plaintes de l’Amour Or combien qu’il fut de son propre naturel assez frétillant, si ne laisse-t-elle pas néanmoins de l’aiguillonner de paroles, et lui mettre plus de coeur au ventre. Elle l’emmène en la ville ; lui montre Psyché (car ainsi s’appelait l’Infante) [31] lui fait tout le discours de sa jalousie qui s’était formée entre elle et Psyché pour leur commune beauté, puis soupirant et gémissant avec une étrange indignation : Par cette mienne maternelle affection (ce dit-elle) par l’obligation qu’a-le-fils-a-sa /124/ mère ; par les douces blessures de ta flèche ; par les emmiellées brûlures de cette flamme, je te prie prends vengeance toute entière de l’outrage qu’on a fait à ta mère. Venge-moi par l’honneur que tu me dois, cette rebelle Beauté : Fais-moi ce plaisir ; et sur tous autres que je pourrais espérer, contente-moi en celui-ci ; que cette fille devienne éperdument amoureuse du plus misérable homme de la Terre, qui soit ruiné d’honneur et de biens, indisposé de sa personne, et si contrefait qu’en tout le monde il ne puisse trouver son pareil en misère. D’aimer et n’être point aimée

 

Ainsi parla Vénus ; puis ayant à pleine bouche souvent et de grande affection baisé son fils, elle se retira vers le rivage de la mer, et de la plante de ses pieds rosins et douillets se prit à cheminer sur la plus haute rosée des flots de l’Océan. Déjà elle s’était assise au plus creux de la mer, comme tout soudain les compagnies marines mettent en exécution ce qu’elle commence de vouloir, ainsi que si elle l’eût dès longtemps commandé ; Voici venir les filles de Nérée chantant et dansant à plaisir. Portun avec ses grands cheveux et sa barbe bleu perse. Salace portant son tablier tout plein de poissons. Le petit Palémon chevauchant un Dauphin Palémon, Dieu des eaux. Les troupes des Tritons fendant la mer de toutes parts : l’un sonne doucement de sa trompe bruyante ; l’autre nageant dessous un dais ou gardecol de soie, se garantit contre l’ardeur du Soleil son ennemi ; un autre porte le miroir devant sa Dame, et d’autres encore la viennent trouver en leurs chariots et carrosses. C’est la compagnie qui suivait Vénus, quand elle se promenait à travers la mer Océane.

 

[32]-Cependant-Psyche-sans-recueillir-aucun-fruit-de /125/ sa beauté, qu’elle n’ignore point, est recherchée de tout le monde ; chacun jette des oeillades sur elle, chacun la loue ; et n’y a ni Roi, ni Prince de sang Royal, ni même du tiers Etat, qui la demande plus en mariage. On admire bien sa divine beauté, mais chacun l’admire comme une image accomplie de toutes ses perfections. Déjà ses deux soeurs aînées, desquelles la gentillesse n’était point autrement divulguée, avaient été fort heureusement mariées en maisons Royales. Mais Psyché demeurant seule à la maison sans aucun serviteur qui lui fît l’amour, regrettait sa solitude déserte, malade de corps, affligée d’esprit ; et bien qu’elle plût à tout le monde, néanmoins sa beauté cette même lui déplaisait. Mais le misérable père de cette fille infortunée, soupçonnant que ce malheur vînt de quelque haine céleste, et craignant l’ire des Dieux, s’en va requérir l’ancien Orateur du Dieu Milésien ; lui présente plusieurs offrantes, et le supplie très humblement de lui faire la grâce de pouvoir honorablement marier sa fille, que tout le monde dédaignait avec mépris. Or Apollon jaçoit [bien que] qu’il fût Grec, et Ionien de nation, à cause du fondateur de Milet, répondit en vers Latins sous tel sens.

 

[33] Dessus un haut rocher ta fille soit menée
Vêtue des habits d’un funeste Hyménée,
Et n’espère pour gendre avoir aucun humain,
Mais un cruel Tyran, violent, inhumain ;
Qui faisant empenné par dessus l’air son erre [chemin],
Fait là-haut et ça bas une cruelle guerre,
Et brouille tout le monde, armé de feu, de fer.
Jupin le craint ; si sont, les Cieux, les Eaux, l’Enfer.

 

Ce Roi jadis heureux, ayant ouï la sainte prophétie d’Apollon, s’en retourne chez lui, /126/ pesant, morne, désolé, et dénoue à sa femme le commandement qu’il a de ce malencontreux Oracle. On pleure, on gémit, on fait le deuil par plusieurs jours. Mais hélas ! déjà les effets de ce sort impitoyable pressent : déjà se fait l’appareil pour les malheureuses noces de cette pauvre Infante. Déjà la lumière des torches nuptiales semond [annonce] les cendres d’un triste bûcher. Déjà le son du fifre Zygien se tourne au chant piteux du Lydien. L’air d’un joyeux Hyménée se finit par de pitoyables regrets ; et la fille qu’on devait marier essuie ses larmes à son voile même.

 

Ainsi toute la ville en général pleurait la piteuse aventure de cette maison affligée ; et par ordonnance publique ce jour-là fut chômé pour en faire le deuil commun ainsi qu’il appartenait. [34] Mais la nécessité d’obéir aux commandements célestes appelait la malheureuse Psyché pour subir la peine à laquelle on l’avait destinée. Comme donc la solennité de ces funestes noces, et lugubre mariage fut appareillée avec un deuil extrême, on fait sortir en pleine rue ce vif mortuaire [cortège funèbre] suivi de tout le peuple de la ville : et Psyché toute éplorée accompagne non ses épousailles, mais bien ses funérailles. Une troupe de personnes affligées y viennent déplorer sa disgrâce. Or comme les parents extrêmement affligés, éperdus d’un si horrible malencontre, tardent d’exécuter une si maudite méchanceté, l’Infante même les y pressait avec une telle exhortation : Pourquoi tourmentez-vous votre malheureuse vieillesse à force de pleurer ? Pourquoi travaillez-vous votre esprit ? à force de sanglots et de soupirs ? Pourquoi défigurez-vous par vos larmes perdues, et sans efficace, vos visages que j’honore avec tant de respect ? De vos larmes, Seigneur, la source m’est bien chère Pourquoi dépecez-vous en vos yeux mes yeux propres ?/127/ Pourquoi déchirez-vous votre blanche vieillesse ? Pourquoi frappez-vous vos poitrines ? Pourquoi vos saintes mamelles ? Telle sera la belle et digne récompense de mon excellente beauté. Vous sentez bien tard le coup d’une détestable envie. Quand le Peuple et les Nations étrangères me rendaient les honneurs qui n’appartiennent qu’aux Dieux ; quand le Peuple et les Nations étrangères me rendaient les honneurs qui n’appartiennent qu’aux Dieux ; quand tout le monde m’appelait sans contredit Vénus la nouvelle, alors vous deviez vous contrister et douloir ; et me pleurer comme déjà morte. Je sens bien ; j’aperçois bien maintenant que je ne meurs que pour l’amour de Vénus. Emmenez-moi, et me posez sur le rocher auquel le sort m’a destinée. Je me voudrais déjà trouver en ces noces bienheureuses ; je voudrais déjà voir ce brave mari que l’on me donne : Qu’est-ce que j’attends ? pourquoi refuserais-je de recevoir celui qui n’est né que pour la ruine de tout le Monde ?

 

[35] Ainsi se tut l’Infante : puis se fourra parmi la foule du peuple qui déjà marchait en gros pour l’accompagner. On arrive à la montagne ordonnée par l’Oracle, au sommet de laquelle chacun l’abandonna : puis ayant là-même éteint à force de larmes les torches nuptiales qui l’avaient éclairée, tous s’en retournèrent la tête baissée. Et ces misérables parents ennuyés d’une si misérable aventure, s’enfermèrent chez eux pour y demeurer en ténèbres et perpétuelle solitude. Cependant Psyché toute tremblante et déconfortée, pleurait sur la croupe de son rocher, où la douceur d’un mol et bénin Zéphyre épandant deçà et delà ses habits, et la soulevant petit à petit l’emporta tout doucement le long de la vallée jusques au pied de la montagne, et la posa gentiment toute nue sur l’herbe verte pour prendre son repos.

 

/129/

Livre Cinquième

Ce cinquième Livre contient le domicile de Psyché, les amours de Cupidon, la visite des soeurs de l’Infante, dont elles entrent en jalousie ; par l’instigation de laquelle Psyché trop crédule fait une petite blessure à son mari Cupidon. Ainsi déçue au combe de sa félicité, plusieurs calamités l’accueillent. Et son ennemie Vénus la travaille étrangement.

 

[1] Psyché séant à son aise en lieux herbus et mollets, n’ayant pour lit que des mottes et gazons rosoyants, après avoir un peu repris ses esprits, s’endormit tout doucement ;-puis-quand-elle-eut-suffisamment-reposé /130/ elle sentit que le trouble de son âme était aucunement éclairci. Elle vit auprès d’elle un bocage peuplé d’arbres hauts et branchus à merveilles et au milieu de la place, une belle source plus claire que cristal. Il y avait auprès du courant de cette fontaine un Palais Royal, qui n’était pas bâti de main d’homme, mais d’un artiste divin. Dès l’entrée on eût jugé que c’était l’hôtel ou maison de plaisance de quelque Dieu. Car les poutres et les solives du plancher était de bois, et de citron et d’ivoire, artistement équarri, soutenu par des colonnes d’or. Toutes les murailles étaient enduites d’argent, gravées de toutes sortes d’animaux, se présentant en apparence à ceux qui voulaient entrer. Ce fut certes un homme d’un merveilleux artifice, voire d’un demi-Dieu, ou plutôt d’un Dieu tout à fait, qui par la subtilité de son art, étoffa si bien tout cet ouvrage d’argent. Le pavé même était bigarré de diverses pierres précieuses taillées en forme de marqueterie. Heureux et plusieurs fois heureux tous ceux qui ont l’honneur de marcher sur ces perles, dorures et pierreries. Au demeurant toutes les autres parties de cette maison, de large et longue étendue, précieuses sans prix, et toutes les murailles affermies de piliers d’or massif, reluisaient de leur propre splendeur : de façon qu’encore que le Soleil eût refusé sa lueur à ce Palais, il s’en faisait assez de lui-même ; si fort éclairaient les chambres, les galeries, les portes et cloisons. D’ailleurs les meubles correspondaient à l’équipollant de la structure du logis : tellement que ce Palais céleste semblait être bâti tout exprès au grand Dieu Jupiter pour converser avec les hommes. /131/

 

[2] Psyché conviée par le plaisant aspect de cette place, s’en approche de plus près, et s’enhardit d’entrer dedans : puis éprise d’une extrême envie de cette belle vue, elle considère tout par le menu : entre autres choses les magasins et garde-robes accomplis d’une très exquise architecture au plus haut étage [degré], remplies de joyaux et de richesses incroyables. Enfin il n’y a rien qui se puisse souhaiter qui ne fût là : mais outre tant de raretés dignes d’admiration, il y avait cette autre merveille principale, que ce plus précieux trésor qui fût au monde n’était muni ni de serrure, ni de cloison, ni de garde quelconque.

 

Comme l’Infante contemplait toutes ces choses avec un contentement et plaisir indicible ; voici se présenter des voix sans corps, qui lui dirent ; Qu’avez-vous Madame, à vous étonner de si grandes richesses ? tout est à vous. Retirez-vous donc en une chambre, délassez-vous dans un lit, et demandez tel bain qu’il vous plaira. Nous de qui vous entendez les voix, sommes vos servantes, et vous rendrons très humble service. Puis si tôt que vous aurez délassé votre corps, vous trouverez incontinent votre table couverte et servie à la royale. [3] Ainsi Psyché sentit l’heureux effet de la providence divine, et suivant l’avis de ces voix sans forme se délassa premièrement entre deux draps : puis s’en alla prendre un bain. Ensuite elle aperçut auprès d’elle une table demi-ronde, une chaire, avec tout ce qu’il faut pour prendre la réfection ; et jugeant le tout être apprêté pour elle, s’assit volontiers à table. La voilà tout soudain couverte de diverses viandes exquises–et-le-buffet /132/ garni de vins nectarés, sans qu’on aperçut aucune main d’homme, mais seulement apportés par l’impulsion de quelque esprit. Elle ne pouvait voir aucune personne ; mais entendait seulement des paroles en l’air, et n’avait que des voix pour la servir.

 

Quand la table fut si richement couverte, voici venir un certain qui se prit à chanter invisiblement : un autre joua du luth, lequel on ne voyait non plus que celui qui le touchait. Alors vint heurter à ses oreilles la mélodie d’une troupe de gens qui chantaient en gros, et faisaient un concert fort délectable : de façon que bien qu’homme vivant ne parût, il semblait néanmoins qu’on ouît un bon nombre de personnes.
[4] Après ces passe-temps, la nuit le requérant ainsi, Psyché s’en alla coucher. Environ la minuit elle entendit quelque peu de bruit autour de ses oreilles. Alors se voyant seule, et craignant qu’on voulût faire quelque effort à sa virginité ; elle eut peur ; elle tressaillit d’épouvante : et plus que tout autre mal elle craint ce qu’elle ignore. Déjà cet inconnu mari s’était présenté ; déjà il était monté dessus son lit et avait fait Psyché sa femme, puis s’était promptement retiré devant le lever du Soleil, comme les voix susdites se présentèrent en la chambre de l’Infante, et soumirent à la nouvelles épousée les choses nécessaire pour ne penser à la virginité quelle venait de perdre. Plusieurs journées passèrent en cette sorte, et comme il advient ordinairement, la nouveauté de la besogne passant en accoutumance, l’y faisait trouver du plaisir. D’ailleurs, le son de ces voix incertaines la consolait en sa solitude. /133/ Cependant ses parents étaient dans un deuil extrême, et dans une tristesse inconsolable. Mais comme l’affaire fut divulguée, et que cela vint à la connaissance de ses soeurs aînées, qui en avaient appris toute l’histoire, elles partirent incontinent de chez leurs maris, éplorées et dolentes, pour visiter leur père et leur mère, et leur dire la cause de leur tristesse.

 

[5] Or cette nuit-là le mari de Psyché lui tint ce langage (car bien qu’elle ne le peut voir, si le sentait-elle bien et des mains et des oreilles) ; Psyché, ma très douce et très chère épouse, Fortune la cruelle te menace d’une funeste aventure : je suis d’avis que tu t’en donnes soigneusement de garde. Tes soeurs troublées de l’opinion qu’on a que tu sois décédée, et te cherchant à la trace, sont arrivées en cette montagne : mais si elles viennent faire des lamentations et gémissements, ne leur réponds mot, voire même ne les écoute point. Autrement tu me causeras une grande fâcherie, et à toi une extrême confusion.

 

Elle y consent, et promet de faire tout ce qui plairait à son mari. Mais sitôt qu’il se fût rendu invisible quant et [en même temps que] la nuit, la pauvre misérable passa toute la journée en regrets et lamentations ; réitérant plusieurs fois qu’elle était entièrement perdue sans espoir de ressource, puisque enfermée dans l’enclos d’une si belle prison, et sevrée de toute conversation humaine, elle n’avait pas seulement moyen de donner quelque réconfort à ses soeurs, qu’elle savait être en extrême peine d’elle, ni même de les voir. Ainsi sans prendre ni bain, ni repas, ni viande quelconque, et ne cessant de pleurer, enfin le sommeil l’accable. /134/

 

[6] Sur le champ voici son mari qui se vient coucher auprès d’elle un peu plus tôt que de coutume, et l’embrassant ainsi baignée de larmes qu’elle était : Est-ce là (lui reproche-t-il) ce que vous m’avez promis, ô ma douce Psyché ? que puis-je désormais espérer de vous, attendu que ni jour ni nuit, ni même entre les bras de votre mari vous ne cessez de vous tourmenter ? Or faites ce que bon vous semblera, et contentez votre appétit qui ne demande que son dommage. Souvenez-vous néanmoins du certain avis que je vous ai donné, quand vous viendrez à vous en repentir trop sur le tard.

 

Alors à force de prières, et menaçant de se laisser mourir, elle obtint de son époux l’entérinement de sa requête ; de voir ses soeurs, de communiquer avec elles et d’abondant ajoutant à la permission, de leur donner autant d’or ou de joyaux qu’il lui plairait. Mais ce ne fut pas sans l’avertir, même avec terreur ; Qu’elle gardât bien de se laisser induire par leur mauvais et pernicieux conseil, de s’enquérir quelle est la forme de son mari ; et que par une sacrilège curiosité elle ne se détrônât du faîte de tant d’honneurs auxquels elle était montée : et qu’au demeurant elles ne vous conseillent de ne plus jamais embrasser. Psyché le remercia, et déjà fort contente en son esprit, luit dit : Certes je mourrais plutôt cent fois que de perdre votre agréable et douce compagnie. Car je vous aime : et vous aime si éperdument, qui que vous soyez, et vous tiens aussi cher que mon âme, ni ne voudrais même vous préférer à Cupidon. Mais ajoutez encore, je vous supplie, cette grâce à mes prières-et /135/ commandez à Zéphyre votre serviteur, que par une semblable voiture, il m’apporte ici mes soeurs. Puis imprimant sur ses lèvres plusieurs baisers persuasifs, entremêlant des paroles flatteresses et par manière de dire attachant ses membres aux siens : Hé mon cher époux (lui disait-elle) ô douce âme de votre Psyché ! le mari voulant user de la force et de la puissance de Vénus, succomba malgré lui et promit de faire tout ce qu’elle voudrait : puis comme le jour s’approchait, il s’évanouit d’entre les mains de sa femme.

 

[7] Or les soeurs de Psyché s’étant bien informées, vinrent en diligence à la montagne où l’on avait laissé leur cadette : et là tarissaient la source de leurs yeux à force de pleurer, et se frappaient les mamelles : tellement que par leurs plaintes et leurs lamentations, les cailloux et les rochers leurs répondaient à pareil son. Déjà appelaient-elles par son propre nom leur misérable soeur, comme le retentissement de leur pieuse voix pénétrait du haut en bas jusques à ses oreilles. Psyché tremblante et comme toute insensée, se jette hors de la maison, et leur dit : Qu’avez-vous mes chères soeurs, à vous affliger l’esprit, et verser tant de larmes pour néant ? Voici celle que vous pleurez : cessez vos piteuses voix, et séchez finalement vos joues mouillées à force de larmoyer, attendu que vous pouvez maintenant embrasser celle que vous pleuriez.
Là-dessus appelant Zéphyre, elle lui donne avis de la permission qu’elle avait de son époux. Et lui tout soudain obéissant à son commandement, les emporte avec un souffle douillet vers Psyché sans leur faire aucun mal ni déplaisir. /136/ Déjà elles s’étaient accueillies par mutuelles embrassades et baisers rendus de part et d’autre comme à la dérobée, et déjà ces larmes étanchées recommençaient à ruisseler de joie. Mais entrez (leur dit-elle) voyez notre ménage, et récréez vos larmes affligées avec Psyché. [8] Cela dit, elle leur montre les grandes richesses de cette maison dorée, la place et la situation d’icelle : leur fait ouïr la nombreuse quantité de servants qu’elle avait ; puis leur apprête un brave bain, et les traite si somptueusement bien, qu’un homme vivant n’y mit la main, qu’étant rassasiées de l’abondance de ces du tout célestes richesses, elles en concevaient déjà dans leur coeur une pernicieuse envie. Finalement l’une des deux ne se put empêcher de s’enquérir avec scrupule et curiosité qui était Seigneur et Maître de toutes ces choses précieuses, qui, et quel était son mari.

 

Néanmoins Psyché ne voulut nullement outrepasser l’ordonnance de son époux, ni la laisser sortir des cabinets de son coeur : mais déguisant la matière, leur fait accroire que c’est un beau jeune fils à qui le premier poil follet commence seulement d’ombrager le menton, et passe la plupart de son temps aux montagnes et lieux champêtres. Et de peur que les paroles qu’elle venait de lâcher ne leur donnassent sujet de s’enquérir touchant ce qu’elle devait garder à par soi, elle leur donne autant d’or et d’argent monnayé, de bagues et de joyaux et de pierreries qu’elles en pouvaient porter ; puis appelant Zéphyre lui donne charge de les remporter. [9] Ainsi ces deux bonnes soeurs retournent en leurs maisons ; et déjà brûlaient de l’envie qui se glissait en leurs poitrines, /137/ s’entredisaient mutuellement plusieurs choses l’une à l’autre. Laissons, laissons parler mon chagrin et le vôtre Ha Fortune aveugle, inique et cruelle (ce vient enfin à dire l’une) as-tu bien eu le courage de nous faire subir plusieurs conditions, attendu que nous sommes filles de même père et mère : et que nous qui tenons l’aînesse sur l’autre, nous as données pour chambrières à des maris étrangers, vivant loin de nos parents comme bannies et de la maison et du pays : et cette cadette qu’une dernière ventrée, la matrice se lassant de plus porter, a produit en lumière, soit Dame de tant de biens, et femme d’un Dieu, sans avoir l’industrie de bien faire son profit d’une si grande richesse ? Vous avez vu ma soeur, quels biens il y a dans cette maison-là, le lustre des habits, l’éclat des bagues et pierres précieuses, et que partout on y foule l’or aux pieds ; Que si son époux est si beau comme elle se vante, il n’y a pour le jourd’hui femme au monde plus heureuse qu’elle. j’ai vu trop de merveilles Peut-être aussi qu’avec le temps et l’affection du mari se renforçant envers elle, ce Dieu son mari en fera même une Déesse. Certes c’est la vérité même : c’est cela même qu’elle se promettait, son port et son maintien le présageaient ainsi. Elle regarde déjà vers les Cieux ; et femme comme elle est, elle tranche déjà de la Déesse, ayant des voix pour ses chambrières ; et déjà commande aux vents. Mais moi pauvre misérable, j’ai premièrement un mari plus âgé que mon père, secondement, plus chauve qu’une citrouille, plus mollasse qu’un enfant ; et si jaloux qu’il tient toute sa maison fermée à chaînes et cadenas.

 

[10] L’autre repartit ; Et moi ma soeur–il-faut-aussi-que-je-supporte-un-mari-tout-courbe-et /138/ rabougri de gouttes, et qui par conséquent pratique fort rarement la besogne de Vénus en mon endroit. Il me lui faut souvent frotter les doigts tordus et endurcis comme pierre. Je ne fais que me brûler ces douillettes mains en maniant des fomentations puantes, des sales drapeaux, des vilaines emplâtres et cataplasmes punais [infects] ; par ainsi je ne tiens point la qualité ni le rang d’une femme officieuse, mais bien d’une Chirurgienne ou Médecine laborieuse. Or ma soeur, avisez de quelle patience, ou plutôt servitude (car je vous dirai franchement ce que j’ai sur le coeur) vous pourrez endurer toutes ces incommodités. Je ne puis pas quant à moi plus supporter qu’une si heureuse prospérité nous ait quittées pour aller inconsidérément fondre tout entière sur elle seule. Car souvenez-vous avec quel faste et quelle arrogance elle nous a traitées, et comme par la vanterie d’une gloire démesurée elle nous a fait connaître la fierté de son courage bouffi ; et comme d’une si excessive quantité de biens elle nous en a par manière d’acquis avec regret jeté seulement quelques poignées : puis tout soudain, comme lui étant à charge, elle nous a fait sortir, emporter et ravir par les esprits des vents. Je ne veux point être femme, ni vivre davantage si je ne la possède de si haute dignité. Et si cette injure qui nous est faite vous a pareillement aigrie, comme il est bien raisonnable : cherchons toutes deux quelque bon expédient : Ne montrons point à nos parents ce que nous emportons, ni même à personne au monde : au contraire, faisons semblant de ne savoir aucune nouvelle de sa fortune. Il suffit que nous ayons vu ce qu’il-nous /139/ déplaît d’avoir vu, nous n’avons que faire de donner à connaître à nos parents, ni de publier parmi le peuple le haut degré auquel elle est élevée. Car ceux-là ne sont point heureux desquels on ne connaît pas les richesses. Elle sentira que nous ne sommes pas ses chambrières, mais bien les soeurs aînées. Or retirons-nous chez nos maris ; allons revoir notre ménage, et prenons une ferme résolution de la retourner voir avec de plus pressants desseins, et mieux résolues pour châtier son orgueil.

 

[11] Ces deux femmes trouvèrent bon ce mauvais et pernicieux conseil. Elles cachent donc tous ces riches présents, s’arrachent les cheveux ; s’égratignent le visage, comme elles méritaient fort bien, et renouvellent leurs larmes feintes. Puis ayant par cette fourbe donné frayeur à leurs parents, et renouvelé leur fâcherie, pleines d’envie et de mauvais courage, s’en vont chez elles, méditant une mauvaise perfidie, voire même un détestable parricide contre leur pauvre soeur innocente.

 

Cependant la nuit arrive ; et ce mari que Psyché ne connaît point, la vient derechef trouver de nuit, et lui tient ce langage : Voyez-vous bien, ma chère âme, de quel danger fortune nous menace de loin ; et si vous n’y donnez ordre de bon heure, elle vous viendra attaquer de près. Deux petites déloyales louves font tous leurs efforts pour vous faire du déplaisir. Elles vous veulent résolument persuader de me voir en face : mais comme je vous ai souvent prédit, si vous me voyez, faites votre compte de ne me voir jamais plus.-Si-donc-ces-mechantes-Lamies-vous /140/ reviennent trouver avec mauvais dessein (elles viendront, je le sais bien) ne leur tenez aucun propos. Que si par votre naïve simplicité, et la tendresse de votre naturel, vous ne pouvez vous en empêcher ; gardez bien pour le moins d’écouter ni de répondre aucune chose touchant votre mari. Car nous sommes sur le point d’accroître notre famille ; et ce ventre enfantin nous porte un autre enfant. Si vous tenez nos secrets en silence, il sera divin : si vous les profanez, il sera mortel.

 

[12] Voilà Psyché bien aise, l’espérance de cette divine lignée la fait tressaillir de joie : la gloire de l’enfant qui lui doit naître, lui relève le courage, et l’honneur qu’elle croit lui devoir advenir à l’occasion de son enfant, lui donne un extrême contentement. Elle compte les jours, les semaines ; les mois ; et ne sachant rien de son fardeau, s’ébahit d’avoir si bien profité, qu’une petite piqûre lui ait fort enflé le ventre. Mais déjà ces deux pestes et très maudites Furies couvant un venin de vipères, étaient en pleine mer pour exécuter leur méchante et détestable entreprise. Alors ce mari qui ne venait que par intervalles, avertit derechef sa Psyché en cette sorte : C’est aujourd’hui, c’est maintenant que ce maudit sexe, ce sang ennemi a pris les armes ; a dressé son camp ; s’est rangé en bataille, et a donné le signal. Vos méchantes soeurs vous tiennent déjà la dague nue sur la gorge. Ha ! combien de traverses nous accueillent maintenant, ô ma très douce Psyché ! Ayez pitié de vous et de moi ; délivrez par une religieuse continence cette maison, votre mari, vous et notre petit enfant que vous portez au ventre, et ne voyez ni n’ecoutez-ces-maudites /141/ femmes (que vous ne devez point qualifier du titre de soeurs, après avoir conjuré votre ruine, et foulé aux pieds l’alliance de leur propre sang) lorsqu’à la façon des Sirènes, montées sur cet écueil, elles feront par leurs voix funestes retentir les rochers d’alentour.

 

[12] Psyché lui repartit en interrompant ses paroles d’un sanglot larmoyant : Je crois que vous avez dès longtemps éprouvé ma foi, et que je ne suis point babillarde : néanmoins vous ferez encore maintenant essai de la fermeté et constance de mon affection : commandez seulement derechef à notre Zéphyre qu’il fasse devoir de bon serviteur, et au lieu de votre sacré sainte image dont vous me refusez la vue, permettez au moins que je puisse voir mes soeurs. Par ces cheveux parfumés qui vous servent d’ornement à cette belle face, par ces joues rondelettes et semblables aux miennes ; par cette poitrine qui bout de je ne sais quelle chaleur Un je ne sais quel feu que je ne connais pas ; faites-moi cette grâce, qu’au moins en la face de ce petit enfant je puisse voir la vôtre : et vous laissant gagner aux saintes prières que je vous fais très humblement, octroyez-moi cette faveur, que j’embrasse encore un coup mes bonnes soeurs. Donnez ce consentement à l’âme de votre Psyché, qui s’est toute vouée pour vous rendre un très humble service. Je ne désire rien autre de votre personne. Les ténèbres de la nuit ne me font plus d’empêchement. Je vous tiens pour ma lumière, et ne vois plus que par vos yeux.

 

Le mari vaincu par les prières et doux embrassements de Psyché, et lui essuyant les larmes avec ses

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