Il faut manger pour vivre

« Suivant le dire d’un ancien, il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger »
L’Avare, III, 1

Le proverbe, cité dans le cadre d’une démonstration de la Rhétorique à Herennius (IV, 28) de Cicéron (1), avait été exploité à des fins comiques dans le Tiers Livre de Rabelais (2)

 

Il figure également dans de nombreux textes de l’époque. Ainsi dans

– le Francion (1623) de Charles Sorel (3)
– deux textes de La Mothe le Vayer, l’homélie académique « Du repos » (Discours ou Homélies académiques, 1664) (4) et La Morale du Prince (1651) (5)
La Famille sainte (1662) de Jean Cordier (6)
– les Trois discours nouveaux et curieux (1647) de Louis Cornaro (7)
– le traité « De la concupiscence » de Bossuet (8)

 

Une thèse de médecine avait été consacrée à cette question en 1657 « Est ne homine vivendum ut edat? » (9)

 

 


 

(1)

Commutatio est cum duae sententiae inter se discrepantes ex transiectione ita efferuntur ut a priore posterior contraria priori proficiscatur, hoc modo:
Esse oportet ut vivas, non vivere ut edas.

(Rhetorica ad Herennium, éd. Loeb classical library, 1989, t. I, p. 324.)

 

(2)

Les bons peres de religion, par certaine caballistique institution des Anciens, non escrite, mais baillée de main en main, soy levans, de mon temps, pour matines, faisoient certains préambules notables avant d’entrer en l’église […] Plus matin se levans, par ladicte caballe, plus tost estoit le boeuf au feu […] Qui est la fin unique et intention premiere des fondateurs : en contemplation de ce qu’ils ne mangent mie pour vivre, ils vivent pour manger.
(chap. XV, « Excuse de Panurge, et exposition de caballe monastique en matiere de boeuf salé »)

 

(3)

Il faisait toujours à table un petit sermon sur l’abstinence, qui s’adressait particulièrement à moi ; il alléguait Cicéron, qui dit qu’il ne faut manger que pour vivre et non pas vivre pour manger. Là-dessus il apportait des exemples de la sobriété des Anciens et n’oubliait pas l’histoire de ce capitaine qui fut trouvé faisant rôtir des raves à son feu pour son repas. De surplus, il nous remontrait que l’esprit ne peut faire ses fonctions quand le corps est par trop chargé de viande.
(Livre III, Paris, A. Delahays, 1858, p. 126.)

 

(4)

Je sais bien qu’il y a un repos casanier et reprochable, où se plaisent ceux qui ne reconnaissent point de plus grand contentement, que de languir dans une oisiveté fainéante […]
Ce sont des gens qui au lieu de boire et manger pour vivre, ne vivent que pour boire, manger, et dormir, mettant leurs souverain bien, si non dans la volupté, pour le moins dans une paresseuse indolence.
(éd. des Oeuvres de 1756, III, 2, p. 33.)

 

(5)

Il n’est pas défendu de prendre plaisir au boire, au manger, et au jeu, pourvu que ce soit avec modération. Quelle honte à ceux qui ne vivent, ce semble, que pour boire, manger, et jouer ! au lieu qu’on ne doit manger, boire, ni jouer, que pour vivre. Ces choses se peuvent faire licitement avec volupté, moyennant qu’elles ne se fassent point pour la volupté.
(chap. XVI, « De la Tempérance », éd. des Oeuvres de 1756, I, 2, p.281.)

 

(6)

[…]
Elle [la tempérance] nous enseignera que nous ne vivons pas pour manger, mais que nous mangeons pour vivre ; c’est-à-dire que la nourriture ne nous a été donné de Dieu que pour nous conserver en vie et que nous ne la devons prendre que dans la vue de cette fin .
(t. II, p. 200)

 

(7)

[…] O combien c’est chose utile au vieillard de peu manger! Et moi, qui le connais je ne mange sinon autant qu’il me suffit pour vivre.
(Trois discours nouveaux et curieux de Louis Cornaro […] dans lesquels il enseigne le régime de vivre […], Paris, Gervais Clousier, 1647, p. 30.)

 

(8)

Mais les hommes ingrats et charnels ont pris occasion de ce plaisir, pour s’attacher à leur corps plutôt qu’à Dieu qui l’avait fait, et ne cessait de le sustenter par des moyens si agréables. Le plaisir de la nourriture les captive: au lieu de manger pour vivre, ils semblent, comme disait cet Ancien, et après lui S. Augustin, ne vivre que pour manger.Ceux-là mêmes qui savent régler leurs désirs, et sont amenés au repas par la nécessité de la nature, trompés par le plaisir, et engagés plus avant qu’il ne faut par ses appâts, sont transportés au-delà des justes bornes; ils se laissent insensiblement gagner à leur appétit; et ne croient jamais avoir satisfait entièrement qu besoin, tant que le boire et le manger flattent leur goût.
(Oeuvres, t.X,-Paris-Coignard/Boudet, 1748, p. 435.)

 

(9)

Est ne homini vivendum ut edat?

 

Suprema est uniuscuiusque perfectio munere fungi quod maxime comparatum est ; pecudis quidem totis capere sensibus voluptatem, verum hominis parere rationi, haec eum vetat bestiarum more vivere ; quem ad magna quaeque natum esse animae et corporis quibus constat conditio testatur excellentior ; humanus animus est divinae aurae participatio, vitae principium primum, movens per se natura, praestantissima omnium formarum, corpus humanum aliorum lux est corporum, mundi imago totius, motum ab anima, elementorum ultimus conatus : e diverso aliorum animantium bruta et vilis est animula, imputa, ex elementis suscepta, corpus vero rude et impolitum, temperamento deteriore, ad terram conversum, hinc distincta hominis et pecoris officia ac munera.

 

Belluae sensibus addictae sunt suis, homo similes recusare dominos debet, illae voluptati consecrandae, hic virtuti ; virtus est altum quiddam, regale, excelsum ; voluptas demissum, servile, abiectum, nihil est pecore ignavius ; nihil homine sub coelo sublimius, ut ambo operentur convenienter suae naturae, pecori vivendum est ut edat, homini edendum ut vivat, insita est a natura unicuique animanti sui corporis charitas, sed non uno modo omnibus, pecori tanquam munus precipuum, homini nequidem ut munus, longe alia sunt hominis munia, natus est ad societatem et vitam civilem deique cultum : famem domat, potio sitim ; si quid ultra desideratur vitiis laboratur non usibus : tolle famem et mollior esca nullius erit pretii, tolle sitim et fontem limpidissimum sicut caenum despicies, esto volupe sit indulgere mero, implere se cibis, at infirmi sumus ad quidquid volveris tolerandum, et qui ne continuata quidem capimur voluptate.

 

Hilarior vivendi ratio continetur pace corporis et animi, utrique male consulit qui nil in vita agnoscit melius quam ut ventri faciat satis, primum enim ventriculus appetentiae sedes, humorum corruptorum copia obtunditur ita ut langueat dissolutus, ac etiam si gustus (ut qui in lingua permaneat) integer relinquatur & recte dijudicet, necque valide attrahat, necque contineat recte : ex hac imbecilitate flatus, fluctuationes, crepitus, ructus, gravitas, distentio et (natura quam ut regere queat cibos infirmiore) cruditas atque corruptio, quam consequuntur ut plurimum fastidium ingens, aut immoderatus appetitus, aut vitiosi cibi veluti terrae calcis exedens quasi sitis, nec horum tantum morborum causa est ingluvies, verum postquam humores ventriculo impacti computruerunt et tantam putredine acquisierunt malignitatem ut orificium ventriculi superius exquisito praeditum sensu lacessere valeant et per superas corporis partes tenuissima aura efferri, ventriculus sua principibus partibus vitia communicat cordi ac cerebro, ac cor in simpathiam trahens animi defectiones parit, sincopas, dolores, quos cardialgias vocant […]

 

[…]
Disce igitur, quod summae est artis, esurire inter epulas ; vide quas excitant rixas diversorum morum cadem in urbe populi, nil alius in corpore praestat nimia ciborum varietas, cum multis uteris pulmentis ne fac temere, nullove ordine frigida calidis praemittens, dura mollibus, unde coctio evadit pejor ; cave ne aestu animi corpus compellas ad illecebram non naturalem quo vis tempore mensam struens, ex quo novus cibus cum priorem invenit in ventriculo ab illo corrumpitur non incorrupto, sicut convivae in domum luctus plenam irruentes turbantur ab aliis et hos turbant vicissim ; de mensa cape quantum debes non quantum cupis coquos odio habens qui variis condimentis appetentiam norunt semper ulterius quodam quasi fascino proferre quamvis defatigatam veneficis haud absimiles mulieribus pocula miscentibus amatoria in quibus virtus est nulla conciliandi amoris : magno conquisitas pretio dapes fuge, quibus non sine gravi sanitatis incommodo uti poteris claras quippe meretrices referendo quae plus molestiae afferunt quam delectationis : vita salubrior pane potissimum fulcitur et aqua, his omnes habent opus, vinum solis sensibus utile precipue pueris noce tac mulieribus, quotidianus carnis esus nemini est commodus sive ad longiorem sive as salubriorem vitam, rarus non est improbandus, pisces inter mensae dilicias numerandi sunt, non cibos : cave ab omni lacticinio, ab omni fructu saccharato, vel mellito, ab omni salso, vel acri, vel piperato cibo, inter legumina parce fabis, inter olera vel ipsis parce lactucis, inter radices parce coepis, inter fructus parce pomis, parce quoque nucibus.

 

Non est igitur homini vivendum ut edat.

(Source: Pauly, Alphonse, « Molière et les médecins », Le Moliériste, 94, Janvier 1887, p. 290.)

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