Une parole d’un ancien

« Monsieur, la vie est mêlée de traverses. Il est bon de s’y tenir sans cesse préparé; et j’ai ouï dire il y a longtemps une parole d’un ancien que j’ai toujours retenue. – Quoi ? – Que pour peu qu’un père de famille ait été absent de chez lui, il doit promener son esprit sur tous les fâcheux accidents que son retour peut rencontrer; se figurer sa maison brûlée, son argent dérobé, sa femme morte, son fils estropié, sa fille subornée; et ce qu’il trouve qui ne lui est point arrivé, l’imputer à bonne fortune. Pour moi, j’ai pratiqué toujours cette leçon dans ma petite philosophie; et je ne suis jamais revenu au logis, que je ne me sois tenu prêt à la colère de mes maîtres, aux réprimandes, aux injures, aux coups de pied au cul, aux bastonnades, aux étrivières; et ce qui a manqué à m’arriver, j’en ai rendu grâce à mon bon destin. »
Les Fourberies de Scapin, II, 5

Des propos d’une teneur semblable sont formulés par Demiphon, puis Gète, à la scène II, 1 du Phormion :

– dans la version latine connue au XVIIe siècle (1)
– dans la traduction janséniste de 1647 (2)
– dans la traduction de Marolles (1659) (3)

 

 


 

(1)

DE.Quamobrem omnes, cum secundae res sunt maxume, tum maxume
Meditari secum oportet quo pacto advorsam aerumnam ferant,
Pericla, damna, exsilia, peregre rediens semper cogitet
Aut fili peccatum aut uxoris mortem aut morbum filiae
Communia esse haec, fieri posse, ut ne quid animo sit novum;
Quidquid praeter spem eveniat, omne id deputare esse in lucro.
GE. O Phaedria, incredibile est quando erum ante eo sapientia
Meditata mihi sunt omnia mea incommoda erus si redierit.
Molendum usque in pistrino, vapulandum; habendae compedes,
Opus ruri faciundum, horum nihil quidquam accidet animo novum.
Quidquid praeter spem eveniet, omne id deputabo esse in lucro.

 

(2)

DE. Je vois par là combien il est vrai, QUE LORSQU’UN HOMME EST-IL PLUS HEUREUX, il doit se disposer avec plus de soin à souffrir toutes les mauvaises rencontres de la vie. S’il revient d’un voyage chez lui, il doit se représenter les divers périls où nous sommes exposés, les pertes, les bannissements, le dérèglement de son fils, la mort de sa femme, la maladie de sa fille; que ces choses sont ordinaires, qu’elles peuvent arriver sans qu’aucun accident ne le surprenne. Et que, s’il ne tombe point dans les malheurs auxquels il s’était déjà préparé, il mette au nombre de ses bonnes fortunes toutes les mauvaises qui ne lui seront point arrivées. GE. O Phédrie, vous ne croiriez jamais de combien je suis plus sage que mon maître. Je suis préparé dès longtemps à tous les maux qui me pourraient arriver. Mon maître revenant, il faudra aller moudre au moulin ; il faudra être battu ; il faudra travailler aux champs comme un forçat ; nulle de ces choses ne me surprendra. Que si je rencontre mieux que je n’espère, je mettrai au nombre de mes bonnes fortunes tous les maux qui ne me seront point arrivés.

 

(3)

DE. D’autant plus aussi tous les hommes doivent-ils penser soigneusement en eux-mêmes comment ils pourront supporter les dangers, les pertes, les bannissements. Quand quelqu’un retourne d’un pays éloigné, qu’il pense toujours, ou que son fils s’est débauché, ou que sa femme est morte, ou que sa fille st malade, afin qu’il n’y ait rien qui le surprenne lorsqu’il sera de retour ; et qu’il pourrait arriver contre la mauvaise opinion qu’il en avait conçue. GE. O Phédrie ! on ne saurait croire de combien je suis plus sage que mon Maître. J’ai prévu tous mes maux : et j’ai dit en moi-même ; Si mon Maître retourne jamais de son voyage, il faudra que je m’en aille tourner la meule du moulin, que je sois bien battu, que je porte des entraves aux pieds, que je travaille aux champs comme un Forçat. Rien de tout cela ne me surprendra. Et s’il m’arrive quelque autre chose, contre l’opinion que j’en ai, je la tiendrai pour avantageuse et pour favorable.

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