Texte français du Phormion de Marolles

P. Terentii comoediae sex, cum interpretatione gallica et animadversionibus quibusdam M. de de M. A. D. V. (Michel de Marolles), Paris, Pierre l’Amy, 1659

En regard de ce texte français figure le texte latin du Phormion de Marolles

 

 

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LES PERSONNAGES DE LA COMÉDIE.

 

 

LE PROLOGUE ;

 

ANTIPHON fils de Demiphon. Voyez l’Eunuque.

CHREMES Vieillard frère de Demiphon. Voyez l’Andrienne.

CRATIN Avocat. Ce nom signifie force, comme Valens et Valentin.

CRITON Avocat. Voyez l’Andrienne.

DAVUS Serviteur. Voyez l’Andrienne.

DEMIPHON Vieillard frère de Chremes. Ce nom signifie splendeur ou clarté du peuple.

DORION Marchand d’Esclaves. Voyez l’Eunuque.

GETA Serviteur de Demiphon. Voyez les Adelphes.

NAUSISTRATE femme de Chremes. Ce nom vient d’un mot qui signifie abondance de vaisseaux de mer.

PHAEDRIE fils de Chremes. Voyez l’Eunuque.

PHORMION parasite. Ce mot est pris d’un mot Grec qui signifie sarment.

SOPHRONIE Nourrice de Phanie. Voyez les Adelphes.

PERSONNAGES MUETS.

DORCION servante.

PHANIE femme d’Antiphon, qui se trouve fille de Chremes.

STILPHON jeune homme.

 

 

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L’ARGUMENT DU PHORMION,
composé par Sulpice Apollinaire.

 

Démiphon frère de Chremes était allé en Cilicie pour des affaires qu’il y avait, ayant laissé son fils Antiphon dans sa maison d’Athènes : et Chremes, qui s’était marié secrètement dans l’Île de Lemnos, avait une fille d’un mariage clandestin : et d’une autre femme qu’il avait à Athènes, il eut un fils qui devint fort amoureux d’une Chanteuse. Cependant, la Lemnienne vient chercher à Athènes son mari Chremes, qu’elle ne connaissait que par le nom de Stilphon ; mais elle y mourut incontinent après : et sa fille Phanie qui s’y trouva seule (car son père Chremes en était pour lors absent) eut soin de ses obsèques. Ce fut en cette occasion que le jeune Antiphon la vit pour la première fois, et qu’en étant fort amoureux, il l’épousa par les inventions que lui en donna le Parasite Phormion. Mais son père Demiphon et son oncle Chremes étant de retour, en eurent un déplaisir extrême. Toutefois, sans connaître cette nouvelle Epouse, ni sans savoir même d’où elle était, ils donnèrent au Parasite trente mines d’argent pour la prendre à femme. La Chanteuse est achetée du Marchand d’Esclaves, qui la vendit pour le prix de trente mines d’argent, Antiphon l’épouse, et se trouve être fille de Chremes.

 

 

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LE PHORMION DE TERENCE.

 

LE PROLOGUE.

 

Après qu’un vieux Poète a connu qu’il ne pouvait tirer le Nôtre de l’étude, pour le jeter dans la fainéantise ; il prépare force injures pour l’intimider et pour l’empêcher d’écrire, publiant partout que les Comédies qu’il a faites jusques ici sont légères, et composées d’un style fort médiocre, pour ce qu’il n’a point introduit en pas un lieu quelque jeune insensé qui s’imagine de voir une Biche qui prend la fuite, et que des Chiens poursuivent vivement, que cette bête pleure, et qu’elle semble prier qu’on vienne à son secours. Que s’il eût bien compris, que lors que sa Comédie était nouvelle, elle a été plutôt soutenue par la grâce de ses Acteurs que par son propre mérite, il aurait entrepris peut-être avec beaucoup moins de hardiesse qu’il n’a fait, de le blâmer : et ses autres Comédies en seraient plus agréables et plus estimées. Que si quelqu’un s’avise de dire là-dessus, que si le vieux Poète n’avait point attaqué le nouveau, celui-ci n’aurait point

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trouvé de matière pour faire ses Prologues, et n’aurait eu rien à dire s’il n’eût eu personne dont il pût médire ; Voici sa réponse toute prête, que la palme de la victoire est proposée pour ceux qui auront le plus d’esprit pour composer un Poème de mérite. Cet homme-là s’est efforcé de tirer notre Auteur de son exercice, pour le réduire à la dernière extrémité. Térence s’est contenté de lui répondre, et ne l’a point voulu attaquer. S’il eût été assez civil pour bien parler des autres, il nous eût obligés à bien parler de lui. Qu’il s’imagine donc à cette heure, qu’on lui rend ce qu’il a donné. En voilà bien assez pour un fâcheux qui ne cesse point de mal faire et de mal parler. Maintenant, Messieurs, vous saurez s’il vous plaît, que la Comédie que nous vous allons représenter est nouvelle, que les Grecs l’appellent Epidicazomene, et les Latins Phormions, pour ce que celui qui en fait le principal Personnage, et qui en conduit toute l’intrigue, est un Parasite appelé de la sorte. Si vous êtes favorables à notre Poète, faites silence, et donnez votre attention au récit de son Ouvrage, de peur qu’il ne nous arrive encore la même disgrâce qui nous arriva, lorsque le tumulte qui survint nous contraignit de quitter la place, bien qu’elle nous ait enfin été rendue par le mérite de celui qui en a composé l’action, et par votre courtoisie et votre extrême bonté.

 

 

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ACTE I. SCENE I.

 

DAVUS.

Geta, mon pays, et le plus grand ami que j’aie au monde, me vint hier trouver. Il avait chez nous un petit reste de compte, sur lequel il m’a prié de lui prêter quelque argent. J’ai travaillé à son affaire, et je lui apporte ce qu’il lui fait. J’apprends que le fils de son Maître s’est marié ; ce sera sans doute pour faire quelque présent à sa femme. O que c’est une grande injustice, que ceux qui ont le moins de bien doivent toujours donner quelque chose aux plus riches ! Ce que ce pauvre misérable a pu épargner petit à petit par son abstinence, cette femme l’emportera infailliblement, sans considérer avec quelle peine il a été amassé ; et sans préjudice pour ses première couches, d’exiger encore quelque chose du pauvre Greta, et en suite le jour que l’Enfant naîtra, et quand il faudra le sevrer ; et pour l’amour du petit, la Mère emportera tout. Mais ne vois-je pas Geta ?

 

 

SCENE II. DU I. ACTE.

 

Si quelque rousseau me demande. DA. Le voici venir. Halte. GE. Ho ho, Davus, je voulais aller au devant de toi. DA. Tiens, voilà de l’argent, il est choisi. La somme reviendra à ce que je te puis devoir. GE. O que je

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t’aime, de ce que tu n’as point négligé la prière que je t’ai faite ! Je t’en remercie. DA. Tu parles bien, ce me semble, comme l’on vit à présent. Si quelqu’un rend ce qu’il doit, il lui en faut avoir bien de l’obligation. Mais d’où vient que tu es triste ? GE. Moi ? Hélas ! ne sais-tu pas en quelle appréhension et en quel danger je suis ? DA. Que veut dire cela ? GE. Tu le sauras tout à cette heure, pourvu que tu te puisses taire. DA. Vraiment tu me connais bien mal : crains-tu de confier des paroles à celui à qui tu as donné de l’argent à garder ? Ou quel profit me reviendrait-il de te tromper ? GE. Ecoute donc. DA. J’y suis tout préparé. GE. Davus, connais-tu bien Chrémes, qui est le frère aîné de mon Maître ? DA. Si je le connais ? GE. Et son fils Phédrie ? DA. Comme toi-même. GE. Il est arrivé, que ces deux Vieillards ont eu à faire un voyage, Chrémes en l’Île de Lemnos, et le Nôtre en Cilicie vers son ancien hôte étranger qui lui a écrit plusieurs fois pour le convier de l’aller voir, ne lui promettant rien moins que des montagnes d’or. DA. Avait-il des biens au-dessus de ces belles promesses ? Y-en-a-t-il encore de reste après cela ? GE. Ne t’en mets pas davantage en peine. C’est son humeur. DA. O si j’étais né Roi ! GE. Lorsque les deux Vieillards s’en allèrent, ils me laissèrent ici pour servir comme de Maître et de Gouverneur à leurs Enfants. DA. O Geta ! tu as pris sans doute une charge bien rude. GE. Je le sens vraiment bien, pour ne l’avoir que trop éprouvé : et quand on m’a laissé ce soin, le Dieu qui m’aime le plus était courroucé contre

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moi. J’y résistai bien du commencement : Mais à quoi servent tant de paroles ? Pour être fidèle au Bonhomme, j’attire une furieuse grêle sur mes épaules, j’expose mon dos à un extrême danger. DA. Ces choses-là m’étaient bien venues en l’esprit : car, comme on dit, quelle folie est-ce de regimber contre l’aiguillon ? GE. Je me suis donc résolu de faire tout ce qu’ils ont voulu. Tu sais comme il faut toujours suivre le cours du marché. GE. Pour notre Antiphon, d’abord, rien de mal à propos : mais Phédrie s’en est allé trouver aussitôt une certaine Joueuse de harpe, de laquelle il est devenu passionnément amoureux. Elle doit être Esclave chez un infâme corrupteur de la jeunesse, et les pères de nos deux Messieurs auraient mis bon ordre que nous n’eussions pas un sou de reste à lui donner pour ses plaisirs ; de sorte qu’il ne restait autre chose que de repaître ses yeux et de la suivre partout, l’accompagner où elle allait pour apprendre à jouer de la harpe, et pour la reconduire chez elle. Cependant, comme nous avions du loisir de reste, nous faisions tout ce qu’il nous était possible, Antiphon et moi, pour servir Phédrie. Vis-à-vis le lieu où cette fille apprenait à chanter, il y avait une Boutique de Barbier, où nous l’attendions d’ordinaire pour l’accompagner jusques chez elle. Comme nous étions-là, un jeune homme arriva les larmes aux yeux. Cela nous étonna un peu. Nous lui demandâmes ce qu’il avait : Jamais (nous dit-il) je n’ai si bien connu que je fais présentement, que la pauvreté est un fardeau insupportable. Je viens de voir ici près une pauvre fille qui pleurait tendrement sa Mère décédée,

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dont le corps était devant elle, et n’avait ni parent, ni ami, ni aucune connaissance pour lui aider à faire ses funérailles, excepté une pauvre Vieille qui était avec elle. Il est vrai que cela m’a fait pitié ; car la fille était fort belle. Qu’est-il besoin de tant de paroles ? Il faut avouer que nous en fûmes touchés. Aussitôt Antiphon nous dit ; Voulez-vous que nous allions voir ce que c’est ? Allons, dit l’autre. Menez-nous, s’il vous plaît, où elle est. Nous y allons, nous voyons cette fille : elle nous parut fort belle, et beaucoup plus sans mentir, que tu ne saurais penser, et si elle n’avait point de parure qui contribuât à relever sa beauté. Elle avait ses cheveux épars, et était nus pieds : Une autre eût fait peur en l’état où elle était, toute éplorée et si mal vêtue, que si sa beauté n’eût eu été extraordinaire, on ne s’en fût jamais aperçu. Phédrie qui aimait la Joueuse de harpe, ne dit autre chose que celle-ci après l’avoir vue, sinon ; Elle est vraiment jolie. Mais Antiphon. DA. Je sais déjà ce que tu veux dire, il devint amoureux ? GE. Mais sais-tu comment ? Considère un peu jusques où sa passion l’emporte. Dès le lendemain, il va trouver la Vieille, il la prie de trouver bon qu’il visite cette fille, et qu’il ait part en ses bonnes grâces : elle le refuse, et lui dit que cela n’était point du tout à propos, et qu’elle était Citoyenne d’Athènes, et d’honnêtes parents. Que s’il la voulait épouser, il le pouvait faire selon les Lois : Qu’autrement elle ne lui permettrait point de la visiter. Antiphon ne sachant ce qu’il devait faire, désirait bien de l’épouser : mais il craignait son père

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absent. DA. Hé quoi ! si son père était de retour, ne lui permettrait-il pas de l’épouser ? GE. Comment ? Lui donnerait-il une fille sans noblesse et sans bien ? Il ne le ferait jamais. DA. Hé bien ! qu’en arriva-t-il à la fin ? GE. Ce qu’il en arriva ? Il y a un certain Parasite appelé Phormion, qui est un présomptueux vilain. Que les Dieux le fassent périr. DA. Qu’a-t-il fait ? GE. Il a donné le conseil que je vous dirai. Il y a une Loi qui ordonne que les filles orphelines prendront leur plus proche parent, et la même Loi commande au parent leur plus proche de l’épouser : Je publierai (dit-il) que vous êtes son cousin, et je vous ferai donner assignation en Justice, faisant semblant que je suis ami du père de la fille. Nous viendrons devant les Juges : je feindrai que je sais de son père, qui était sa mère, et de quel côté elle est votre cousine : ce qui me serai fort aisé à faire, et mêmes avantageux : si vous ne réfutez rien du tout là-dessus, je gagnerai infailliblement ma cause. Votre père reviendra ensuite : je m’attends bien qu’il me fera un procès : mais que m’importe ? Enfin, la fille nous demeurera. DA. Voilà une plaisante hardiesse. GE. Il a mis cela dans la tête de ce jeune homme : on a donné l’ajournement : on est venu devant les Juges, nous perdons notre cause, il l’épouse. DA. Que me dis-tu là ? GE. Ce que tu viens d’ouïr. DA. O mon pauvre Geta ! que sera-ce sans toi ? GE. Je ne sais certainement : mais tout ce que je vous puis dire, c’est que quoi qu’il arrive, je suis bien résolu de le supporter patiemment. DA. Cela me plaît fort, je te sais bon gré, et tu me fais paraître en

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cela que tu as les sentiments d’un homme de coeur. GE. Toute mon espérance est en moi-même. DA. Je t’en loue. GE. Aussi bien, que me servirait-il d’aller chercher quelqu’un qui fît cette belle harangue pour moi : Je vous prie de l’excuser pour cette fois : et s’il y retourne jamais je vous le châtierai comme il le mérite, et je ne m’en mêlerai plus : et vous le tuerez mêmes, si vous voulez, quand je ne serai plus ici. DA. Quoi ! Et ce Pédagogue, qui accompagnait partout la Joueuse de harpe, que fait-il cependant ? GE. Bien peu de chose. DA. Il n’a peut-être pas beaucoup de quoi donner ? GE. Comme vous pourriez dire rien du tout, sinon de faibles espérances. DA. Son père est-il de retour ? GE. Non pas encore. DA. Et votre Bonhomme, quand l’attendez-vous ? GE. Je ne le vous saurais dire bien assurément ; mais on me vient d’apprendre qu’on a reçu de ses lettres, qui sont adressées aux Maîtres des Ports. Je m’en vais les demander. DA. Ne veux-tu rien davantage de moi, Geta ? GE. Non, si ce n’est que tu te portes toujours bien. Holà garçon : personne ne sort-il de là-dedans ? Tiens, donne cela à Dorcie.

 

 

SCENE III. DU I. ACTE.

 

ANTIPHON, PHEDRIE.

 

Ne suis-je pas bien malheureux, Phédrie, qu’il n’y a rien que j’appréhende si fort que l’arrivée de mon père, quoi que ce soit la personne du monde qui ait le plus de passion pour mon bien ? Que si je n’avais point été étourdi,

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je l’attendrais paisiblement, et je serais ravi de le voir. PH. Que dites-vous là ? AN. Hé quoi ! mon cousin, vous me le demandez, vous qui savez aussi bien que moi dans quelle entreprise hardie et téméraire je me suis engagé ? Je voudrais de bon coeur que Phormion ne m’eût point aidé comme il a fait à ma passion, qui est le commencement et l’origine de mon malheur : Je n’eusse point ouï de ses faveurs : j’en eusse bien eu quelque déplaisir pendant les premiers jours ; mais il se fût passé doucement, et les soucis cuisants qui m’en restent en l’esprit, n’y seraient pas demeurés. PH. Je vous entends bien. AN. Et moi je suis incessamment dans la crainte qu’on m’ôte un bien qui me semble si précieux, je veux dire la douceur de sa conservation. PH. C’est un déplaisir aux autres de n’avoir pas ce qu’ils aiment ; mais vous êtes affligé d’en avoir trop de reste. Vous avez plus d’amour qu’il n’en faut, Antiphon ; et certes je vous puis assurer que la vie que vous menez, ferait envie à d’autres : et que les Dieux n’ayent jamais pitié de moi, si je ne me tenais heureux de mourir après avoir joui aussi longtemps de ce que vous aimez. Vous pouvez bien juger du reste : et comme je n’ai pas moins de disgrâces dans mon indigence, que vous avez de bonheur dans votre abondance, puisque sans qu’il vous en coûte rien, vous avez trouvé une fille honnête, et bien élevée d’une famille honorable ; de sorte que sans blesser votre honneur ni votre réputation, vous l’épouserez quand il vous plaira. Enfin, vous êtes

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véritablement heureux, si vous le saviez connaître, ou si vous saviez bien user de votre bonheur. Que si vous aviez affaire comme moi à un infâme Corsaire, vous le sauriez par expérience. Mais nous sommes presque tous ainsi faits, de nous soucier peu des biens que nous avons tout acquis. AN. Et moi, Phédrie, je vous tiens beaucoup plus heureux de ce que vous êtes encore libre pour faire tel choix qu’il vous plaira, de prendre ou de laisser, d’aimer ou de n’aimer pas. Quant à moi, je me trouve réduit en un état si déplorable, que je n’ai pas la puissance de laisser, ni de retenir ce que je veux. Mais qu’est-ce-ci ? Ne vois-je pas Geta, qui se hâte de venir ? C’est lui-même. Ha ! j’appréhende quelque fâcheuse nouvelle !

 

 

SCENE IV. DU I. ACTE.

 

GETA, ANTIPHON, PHEDRIE.

 

C’est fait de toi, pauvre Geta, si tu ne trouves présentement quelque bon conseil et pris à la hâte ; tant je te vois menacé de maux qui vont grêler sur la tête, et si je ne sais de quelle sorte je les pourrai éviter, ni de quel côté me tourner : car enfin notre hardiesse ne se peut plus cacher : et cependant, si l’on n’y remédie de bonne heure par quelque invention admirable, il n’en faut pas davantage pour accabler le fils de mon Maître, ou pour me faire périr. AN. Pourquoi celui-ci vient-il si échauffé ? GE. Et si je n’ai qu’un moment pour tout cela. Voici mon Maître. AN. Qu’y-a-t-il ici qui nous puisse

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donner du déplaisant ? GE. Quand il apprendra tout ceci, quel moyen de l’apaiser ? Si je lui parle, j’allumerai sa colère. Si je me tais, je l’irriterai encore davantage. M’excuserai-je ? Autant que si je lavais une Brique pour lui faire changer de couleur. Ha ! que je suis malheureux ! D’un côté je crains qu’il ne m’arrive du mal, et de l’autre, Antiphon m’inquiète extrêmement : J’ai pitié de lui, et j’appréhende pour lui : C’est lui seul qui me retient maintenant : et sans lui j’eusse mis bon ordre à mes affaires, et je me fusse bien vengé de la mauvaise humeur de notre Bonhomme : j’eusse fait mon paquet, et haut le pied. AN. A quelle fuite se dispose celui-ci ? Et quel larcin est-ce qu’il conspire ? GE. Mais où trouverai-je Antiphon ? Ou quel chemin tiendrai-je pour le trouver ? PH. Il parle de vous. AN. Je ne sais ce que c’est ; mais j’ai grand peur qu’il ne m’apporte quelque mauvaise nouvelle. PH. Ha ! ne dites pas cela ! A quoi pensez-vous ? GE. Il faut que je m’en aille au logis où il est le plus souvent. PH. Rappelons cet homme. AN. Arrête-là. GE. Ha vraiment, qui que vous soyez, vous me parlez d’un ton assez impérieux. AN. Geta. GE. Voici celui que je cherchais. AN. Dis-moi, je te prie, que m’apportes-tu de nouveau ? Et si c’est une chose qui soit en ton pouvoir, dis-le moi en un mot. GE. Aussi ferai-je. AN. Parle donc. GE. Comme j’étais naguères sur le Port… AN. Tu as vu mon… GE. Vous avez deviné. AN. Je suis mort. PH. Hé quoi ! AN. Que ferai-je ? PH. Comment ? GE. Il est vrai que j’ai vu son père, et votre oncle. AN. Quel remède trouv-

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erai-je maintenant à un mal si pressant, malheureux que je suis ! Que si je me trouve réduit à la dure nécessité d’être séparé de toi, ô ma chère Phanie ! il n’y a plus de vie au monde que je puisse souhaiter. GE. Cela étant ainsi, Monsieur, c’est à vous de veiller d’autant plus soigneusement à cette affaire, qu’elle vous est de grande conséquence. La Fortune assiste les courageux. AN. Je ne suis plus à moi. GE. Vous avez pourtant besoin de vous aider vous-même : car si votre père s’aperçoit une fois que vous avez peur, il se persuadera tout aussitôt que vous êtes coupable. PH. Cela est vrai. AN. Je ne saurais changer mon naturel. GE. Que feriez-vous donc, s’il fallait vous résoudre à quelque chose de plus malaisé ? AN. Ne pouvant faire ceci, je suis beaucoup moins capable de faire cela. GE. Nous ne faisons rien ici, Phédrie : allons-nous en, nous perdons le temps, je m’en vais. PH. Et moi aussi. AN. Quoi ! Suffira-t-il, je vous prie, que je fasse bonne mine ? GE. Vous ne faites que causer. AN. Regardez mon visage. Hé bien ! paraît-il assez résolu ? GE. Non. AN. Et en cette sorte ? GE. Vous y êtes presque. AN. Et à cette heure ? GE. Voilà qui n’est pas mal. Demeurez comme cela : et de la sorte qu’il vous parlera, répondez-lui de même ; de peur que s’il se mettait en colère, il ne vous étonnât de ses terribles menaces. AN. Je comprends bien. GE. Que ç’a été malgré vous, que vous y avez été contraint par la Loi et par la Justice, entendez-vous ? Mais qui est ce Vieillard que je vois là-bas au bout de la place ? AN. C’est lui-même. Je n’oserais me présenter

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devant lui. GE. Ha ! que faites-vous ? Où allez-vous, Antiphon ? Demeurez, demeurez, vous dis-je. AN. Je me connais bien, et je sais quelle est ma faute : au moins je vous recommande Phanie, et ma vie avec elle. PH. Geta, que ferons-nous maintenant ? GE. Vous allez entendre bien de la dispute ; et pour moi je serai roué de coups, ou je suis trompé. Mais, Phédrie, si vous m’en croyez, nous ferons maintenant nous-même ce qu’eût dû faire Antiphon, s’il eût été de notre avis, et s’il eût voulu suivre notre conseil. PH. Dis-moi seulement ce qu’il faut que je fasse ; je suivrai tes ordres ponctuellement. GE. Vous souvient-il de ce que vous disiez autrefois, lorsque nous entreprîmes cette affaire, que cette manière que nous avions trouvée de nous justifier devant votre oncle était raisonnable, aisée, certaine, et la meilleure du monde ? PH. Je m’en souviens bien. GE. Or sus, il est maintenant à propos de s’en servir ; ou (s’il est possible) d’une meilleure et plus artificieuse, pour faire heureusement réussir notre entreprise. PH. J’y ferai tout mon possible. GE. Présentez-vous donc devant lui, abordez-le le premier : pour moi je me tiendrai ici au guet, pour suppléer à votre défaut, et venir à votre secours, s’il en est de besoin. PH. C’est assez.

 

 

ACTE II. SCENE I.

 

DEMIPHON, GETA, PHEDRIE.

 

Est-il vrai qu’Antiphon s’est enfin marié sans ma permission ? Et qu’il ne s’est pas soucié

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d’obéir à mes commandements ? Du moins doit-il appréhender ma colère, ou avoir honte de me fâcher. Quelle insolence ! Sans mentir, Geta, tu es un bon Directeur de la jeunesse. GE. Enfin, il m’a nommé à peine. DE. Que me diront-ils pour leur excuse ? Je suis fort étonné, s’ils en trouvent une bonne. GE. Si en ai-je trouvé une toute prête : pensez à autre chose hardiment. DE. Ne me diront-ils point ; Il a fait cela malgré moi, et la Loi l’y a contraint ? Je vous entends, je suis de votre avis. GE. Tu me fais plaisir. DE. Mais la Loi contraignait-elle aussi de ne se point défendre, et de donner gain de cause à ses adversaires ? PH. Ce point est difficile à résoudre. GE. Laissez-moi faire, je m’en démêlerai bien. DE. Je ne sais à quoi je me dois résoudre, dans une rencontre si extraordinaire et si peu attendue : car je me sens tellement emporté de colère, que je ne me saurais appliquer le moins du monde à considérer ce que je dois faire : et certes, d’autant plus aussi tous les hommes doivent-ils penser soigneusement en eux-mêmes comment ils pourront supporter les dangers, les pertes, les bannissements. Quand quelqu’un retourne d’un pays éloigné, qu’il pense toujours, ou que son fils s’est débauché, ou que sa femme est morte, ou que sa fille st malade, afin qu’il n’y ait rien qui le surprenne lorsqu’il sera de retour ; et qu’il pourrait arriver contre la mauvaise opinion qu’il en avait conçue. GE. O Phédrie ! on ne saurait croire de combien je suis plus sage que mon Maître. J’ai prévu

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tous mes maux : et j’ai dit en moi-même ; Si mon Maître retourne jamais de son voyage, il faudra que je m’en aille tourner la meule du moulin, que je sois bien battu, que je porte des entraves aux pieds, que je travaille aux champs comme un Forçat. Rien de tout cela ne me surprendra. Et s’il m’arrive quelque autre chose, contre l’opinion que j’en ai, je la tiendrai pour avantageuse et pour favorable. Mais, qui vous empêche d’aborder cet homme, et de lui parler doucement ? DE. Je vois Phédrie fils de mon frère, qui vient au devant de moi. PH. Mon oncle, permettez-moi, s’il vous plaît, de vous saluer. DE. Bonjour, mon neveu. Mais où est votre cousin Antiphon ? PH. Vous soyez le bien revenu. DE. A la bonne heure ; répondez-moi à ce que je vous demande. PH. Il se porte bien : il est ici. Mais pour ce qui vous regarde, mon oncle, tout va-t-il bien ? DE. Je le voudrais de bon coeur. PH. Comment donc ? Qu’y a-t-il ? DE. Ce qu’il y a, mon neveu ? Vous avez fait de belle noces en mon absence. PH. Ho ho, mon oncle, cela vous doit-il mettre en colère contre lui ? GE. O qu’il joue bien son personnage ! DE. Comment ? Cela ne serait-il pas capable de me fâcher contre lui ? Je voudrais bien le voir devant moi, pour lui apprendre que ce père qui lui était autrefois si doux, est maintenant devenu rigoureux par sa faute. PH. Il n’a pourtant rien fait, mon oncle, qui vous doive mettre en colère contre lui. DE. Tout ce qu’ils font, se ressemble : ils sont tous d’accord : si vous en connaissez un seul, vous les connaissez tous. PH. Vous m’excuserez, s’il vous plaît. DE. Si

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lui est coupable, l’autre défend sa cause : si celui-ci ne fait rien qui vaille, l’autre sera tout prêt à le soutenir : ils s’aident mutuellement, et se donnent la main l’un à l’autre. GE. Le Bonhomme dépeint fort bien leur naturel sans y penser. DE. Car si cela n’était pas ainsi, Phédrie, vous ne plaindriez pas pour lui. PH. Mon oncle, s’il est vrai que mon cousin ait fait une faute, et qu’il ait blessé en quelque chose son honneur ou ses intérêts, je n’entreprends point de le défendre, et je veux bien qu’il soit traité comme il le mérite : mais si des trompeurs et des Esprits malfaisants ont dressé des embûches pour surprendre notre jeunesse, et ont mêmes gagné une mauvaise cause ; est-ce notre faute, mon oncle, ou celle des Juges, qui bien souvent par envie ôtent au riche, pour donner au pauvre dont la misère les touche. GE. Si je ne connaissais l’affaire comme elle va, je croirais fermement que celui-ci dit vrai. DE. Y a-t-il un Juge au monde qui puisse connaître votre bon droit, lorsque vous ne dites pas une seule parole pour vous défendre, comme a fait celui-là ? PH. Il a fait tout ce qu’un jeune homme bien né pouvait faire : mais il est vrai que s’étant trouvé devant le Juge où il avait été appelé, il n’a pu exprimer sa conception, tant la honte l’a saisi ; de sorte qu’il a paru tout interdit. GE. En vérité il a de l’esprit, et je loue son adresse : mais n’est-il pas temps que j’aborde le Vieillard à mon tour ? Monsieur, je suis votre serviteur : O que j’ai de joie de vous voir de retour en si parfaite santé ! DE. Ha, Dieu vous gard’, le bon Gouverneur, et l’appui de notre Famille, à qui j’avais recommandé

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avec tant de soin la conduite de mon fils, en partant de ce pays. GE. Il y a déjà longtemps que je vous écoute, et que je vois que vous nous accusez tous sans l’avoir mérité ; et moi entre tous les autres, qui le mérite encore moins : car enfin, qu’eussiez-vous jugé à propos que j’eusse fait en cette rencontre ? Les Lois ne permettent point à un Serviteur comme je suis, de défendre la cause de qui que ce soit en Justice, et d’y servir de témoin. DE. Je passe tout cela sous silence : Ajoutes-y encore que le jeune homme a été surpris, je le veux. Tu étais Serviteur, d’accord : Mais quand elle eût été cent fois sa parente, il n’était pas nécessaire pour cela qu’il l’épousât, et c’eût bien été assez de lui donner de quoi se marier, selon que la Loi l’ordonne, afin de l’obliger à chercher quelque autre parti. Comment a-t-il eu si peu de raison que de consentir à épouser une fille qui n’a rien ? GE. Il ne manquait pas de raison, mais il manquait d’argent. DE. Il en devait emprunter de quelque part. GE. Il en devait emprunter de quelque part ? Il n’y a rien de plus facile à dire. DE. Enfin, s’il ne pouvait autrement, que n’en prenait-il à intérêt ? GE. Oui, voilà qui est plaisant, comme si votre vie durant quelqu’un lui voulait prêter à crédit ? DE. Il n’en sera pourtant rien du tout : Non, non, cela ne peut être. Quoi ! je souffrirais que cette personne fût mariée un seul jour avec lui ? Il ne mérite pas qu’on le traite si doucement. Je voudrais bien qu’on me fît voir celui à qui nous avons à faire, ou qu’on m’apprît son logis. GE. N’est-ce pas Phormion que vous demandez ? DE. Celui qui

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soutient le droit de cette femme. GE. Il sera ici tout à cette heure. DE. Où est maintenant Antiphon ? PH. Il est dehors. DE. Allez, Phedrie, prenez la peine de le chercher, et l’amenez ici. PH. Je m’y en vais tout droit. GE. C’est-à-dire chez la belle Pamphile. DE. Cependant je vais faire un tour chez moi pour saluer nos Dieux. De là, je m’en irai à la place pour faire venir quelques-uns de nos amis, pour m’assister en mon affaire, afin que je sois tout préparé quand Phormion viendra.

 

 

SCENE II. DU II. ACTE.

 

PHORMION, GETA.

Dis-tu qu’il s’en est allé d’ici, pour la crainte qu’il a eue de l’arrivée de son père ? GE. Oui, je vous le dis. PH. Et que pour cela même il a abandonné Phanie toute seule ? GE. Il est ainsi. PH. Et que le Bonhomme était fort en colère ? GE. Tout autant qu’il se peut. PH. Tout le fardeau de cette affaire retombe sr toi, Phormion. Tu as fait une capilotade de toutes ces choses, c’est à toi de l’avaler. Prépare-toi : tu n’as qu’à bien te tenir debout. GE. Hé je vous prie ! PH. S’il me fait des questions là-dessus ? GE. Toute notre espérance est en vous. PH. Voilà qui est bien : Et s’il me réplique ? GE. C’est vous-même qui l’y avez poussé. PH. Je le pense ainsi. GE. Assistez-nous maintenant de votre secours. PH. Fais-moi venir le Bonhomme : tous mes coneils sont pris là-dessus. GE. Que ferez-vous ? PH. Que veux-tu que

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je fasse, sinon que Phanie demeure, et que je purge Antiphon d’un crime dont il est accusé, et que j’attire sur moi toute la colère du Vieillard ? GE. O le brave homme, et le bon ami que vous êtes ! Mais enfin, Phormion, je crains fort que ce coeur si valeureux ne vienne à défaillir. PH. Ha cela ne sera point, nous en avons déjà fait l’expérience, et nous savons la route que nous devons tenir pour nous en échapper. Combien de gens penses-tu que j’ai battu jusques à la mort, tant Etrangers que Citoyens ? Je l’ai fait d’autant plus souvent, que j’y suis assez expérimenté : et cependant, as-tu jamais ouï dire que personne m’ait fait ajourner pour l’avoir excédé ? GE. D’où vient cela ? PH. Pource qu’on ne tend pas le filet à l’Epervier ni au Milan qui nous font du mal, mais à ceux qui ne nous en font point ; d’autant qu’il y a du profit en prenant ceux-ci, et on perd sa peine à prendre ceux-là. Ainsi, les autres sont en danger, parce qu’ils ont quelque chose à perdre ; mais pour moi, ils savent que je n’ai rien. Que si tu me dis, Ils vous emmèneront au logis après qu’ils vous auront fait condamner, pour vous y tenir comme en prison ; ô qu’ils s’en donneront bien de garde, de peur de nourrir un mangeur comme moi ! et certes, pour vous en parler franchement, ils ont raison de ne vouloir pas me rendre le plus grand bien qu’ils me puissent faire, pour le mal que je leur ai fait. GE. Sans mentir, Antiphon ne vous saurait assez remercier du plaisir que vous lui avez fait. PH. Et moi je vous maintiens qu’on ne saurait assez rendre grâces à son Patron, à son Roi, qui traite splendidement chez

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lui sans qu’il en coûte rien, où l’on a soin de mener les amis au bain, et de les frotter d’huiles de seteur, où l’on ne pense qu’à s’entretenir l’esprit de choses agréables, tandis qu’il se met en peine, et qu’il fait toute la dépense pour les régaler. Il rechigne tandis que vous riez : mais cela n’importe ! Vous buvez le premier, vous êtes assis en la meilleure place, et fait servir sur table des mets douteux. GE. Que veut dire ce mot-là ? PH. C’est-à-dire une table couverte de viande inopinées, où vous êtes en doute de celle que vous devez choisir la première. Si nous considérons tant soit peu combien tout ceci est agréable et charmant ; ne faut-il pas avouer que celui qui vous traite de la sorte nous doit passer pour un Dieu, qui nous honore de sa présence ? GE. Voici le Vieillard : voyez ce que vous avez à faire : la première rencontre est la plus rude et la plus fâcheuse : si vous êtes assez ferme pour soutenir la première attaque, vous le jouerez infailliblement ensuite comme il vous plaira.

 

 

SCENE III. DU II. ACTE.

 

DEMIPHON, GETA, PHORMION.

Avez-vous jamais ouï qu’on ait traité quelqu’un si indignement que je l’ai été ? Assitez-moi, je vous prie, en cette occasion. GE. Il est en colère. PH. Patience, ne te mets point en peine de moi : je m’en vais bien lui parler comme il faut. Ô Dieux immortels ! il n’avoie pas que Phanie soit de sa parenté. Quoi ! Demiphon ne veut pas avouer que Phanie lui soit

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alliée ? GE. Il ne le veut pas véritablement. DE. Je crois que voici celui dont je vous parlais naguères, suivez-moi. PH. Et il ose nier qu’il ait jamais connu son père ? GE. Oui, je vous assure, il le nie. PH. Et qu’il n’a jamais su qui était Stilphon ? GE. Il le nie encore. PH. Hé bien ! pour ce qu’elle est demeurée pauvre et misérable, on ne veut point reconnaître son père, on la méprise, et on l’abandonne. Voyez ce que fait

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