Les Amours de Psyché et Cupidon

Table des matières

Jean de LA FONTAINE, Les Amours de Psyché et de Cupidon, première édition dans Contes et Nouvelles en vers, Paris, Claude Barbin, 1669.

[Nous avons fait le choix de ne pas conserver les ajouts majeurs de La Fontaine au conte original d’Apulée (outre les descriptions de Versailles, l’important débat esthétique qui oppose les quatre amis, le personnage du sage vieillard et sa famille, l’histoire de Myrtis et Mégano), afin de mieux mettre en évidence les points de rencontre entre le texte ancien, le conte moderne et la tragédie.]

 

LIVRE PREMIER

 

Quatre amis, dont la connaissance avait commencé par le Parnasse, lièrent une espèce de société, que j’appellerais académie si leur nombre eût été plus grand, et qu’ils eussent autant regardé les muses que le plaisir. La première chose qu’ils firent, ce fut de bannir d’entre eux les conversations réglées, et tout ce qui sent sa conférence académique. Quand ils se trouvaient ensemble, et qu’ils avaient bien parlé de leurs divertissements, si le hasard les faisait tomber sur quelque point de science ou de belles-lettres, ils profitaient de l’occasion. C’était toutefois sans s’arrêter trop longtemps à une même matière, voltigeant de propos en autres, comme des abeilles qui rencontreraient en leur chemin diverses sortes de fleurs.

 

L’envie, la malignité ni la cabale, n’avaient de voix parmi eux. Ils adoraient les ouvrages des anciens, ne refusaient point à ceux des modernes les louanges qui leur sont dues, parlaient des leurs avec modestie, et se donnaient des avis sincères lorsque quelqu’un d’eux tombait dans la maladie du siècle, et faisait un livre, ce qui arrivait rarement.

 

Polyphile y était le plus sujet (c’est le nom que je donnerai à l’un de ces quatre amis). Les aventures de Psyché lui avaient semblé fort propres pour être contées agréablement. Il y travailla longtemps sans en parler à personne. Enfin il communiqua son dessein à ses trois amis ; non pas pour leur demander s’il continuerait, mais comment ils trouvaient à propos qu’il continuât. L’un lui donna un avis, l’autre un autre : de tout cela il ne prit que ce qu’il lui plut. Quand l’ouvrage fut achevé, il demanda jour et rendez-vous pour le lire.

 

Acante ne manqua pas, selon sa coutume, de proposer une promenade en quelque lieu hors la ville, qui fût éloigné, et où peu de gens entrassent : on ne les viendrait point interrompre ; ils écouteraient cette lecture avec moins de bruit et plus de plaisir. Il aimait extrêmement les jardins, les fleurs, les ombrages. Polyphile lui ressemblait en cela : mais on peut dire que celui-ci aimait toutes choses. Ces passions, qui leur remplissaient le coeur d’une certaine tendresse, se répandaient jusqu’en leurs écrits, et en formaient le principal caractère. Ils penchaient tous deux vers le lyrique ; avec cette différence qu’Acante avait quelque chose de plus touchant, Polyphile de plus fleuri.

 

Des deux autres amis, que j’appellerai Ariste et Gélaste, le premier était sérieux sans être incommode ; l’autre était fort gai.

 

La proposition d’Acante fut approuvée. Ariste dit qu’il y avait de nouveaux embellissements à Versailles : il fallait les aller voir, et partir matin, afin d’avoir le loisir de se promener après qu’ils auraient entendu les aventures de Psyché. La partie fut incontinent conclue : dès le lendemain ils l’exécutèrent. Les jours étaient encore assez longs, et la saison belle ; c’était pendant le dernier automne.

 

[…] [Description des jardins de Versailles]

 

Quand leur conducteur les eut quittés, ils s’assirent à l’entour de Polyphile, qui prit son cahier ; et ayant toussé pour se nettoyer la voix, il commença par ces vers :

 

Le dieu qu’on nomme Amour n’est pas exempt d’aimer ;
A son flambeau quelquefois il se brûle :
Et si ses traits ont eu la force d’entamer
Les coeurs de Pluton et d’Hercule,
Il n’est pas inconvénient
Qu’étant aveugle, étourdi, téméraire,
Il se blesse en les maniant ;
Je n’y vois rien qui ne se puisse faire :
Témoin Psyché, dont je vous veux conter
La gloire et les malheurs chantés par Apulée.
Cela vaut bien la peine d’écouter ;
L’aventure en est signalée.

 

Polyphile toussa encore une fois après cet exorde : puis, chacun s’étant préparé de nouveau pour lui donner plus d’attention, il commença ainsi son histoire :
Lorsque les villes de la Grèce étaient encore soumises à des rois, il y en eut un qui, régnant avec beaucoup de bonheur, se vit non seulement aimé de son peuple, mais aussi recherché de tous ses voisins. C’était à qui gagnerait son amitié ; c’était à qui vivrait avec lui dans une parfaite correspondance ; et cela, parce qu’il avait trois filles à marier.

 

Toutes trois étaient plus considérables par leurs attraits que par les états de leur père. Les deux aînées eussent pu passer pour les plus belles filles du monde si elles n’eussent point eu de cadette : mais véritablement cette cadette leur nuisait fort. Elles n’avaient que ce défaut-là : défaut qui était grand, à n’en point mentir ; car Psyché, c’est ainsi que leur jeune soeur s’appelait, Psyché, dis-je, possédait tous les appas que l’imagination peut se figurer, et ceux où l’imagination même ne peut atteindre. Je ne m’amuserai point à chercher des comparaisons jusque dans les astres pour vous la représenter assez dignement : c’était quelque chose au-dessus de tout cela, et qui ne se saurait exprimer par les lis, les roses, l’ivoire ni le corail. Elle était telle enfin que le meilleur poète aurait de la peine à en faire une pareille.

 

En cet état il ne se faut pas étonner si la reine de Cythère en devint jalouse. Cette déesse appréhendait, et non sans raison, qu’il ne lui fallût renoncer à l’empire de la beauté, et que Psyché ne la détrônât : car, comme on est toujours amoureux de choses nouvelles, chacun courait à cette nouvelle Vénus Et Vénus n’est plus à la mode. Cythérée se voyait réduite aux seules îles de son domaine : encore une bonne partie des Amours, anciens habitants de ces îles bienheureuses, la quittaient-ils pour se mettre au service de sa rivale. L’herbe croissait dans ses temples, qu’elle avait vus naguère si fréquentés : plus d’offrandes, plus de dévots, plus de pèlerinages pour l’honorer. Enfin la chose passa si avant qu’elle en fit ses plaintes à son fils, et lui représenta que le désordre irait jusqu’à lui.

 

Mon fils, dit-elle en lui baisant les yeux,
La fille d’un mortel en veut à ma puissance ;
Elle a juré de me chasser des lieux
Où l’on me rend obéissance :
Et qui sait si son insolence
N’ira pas jusqu’au point de me vouloir ôter
Le rang que dans les cieux je pense mériter ?

 

Paphos n’est plus qu’un séjour importun :
Des Grâces et des Ris la troupe m’abandonne :
Tous les Amours, sans en excepter un,
S’en vont servir cette personne.
Il ne m’en est resté que deux des plus petites

 

Si Psyché veut notre couronne,
Il faut la lui donner ; elle seule aussi bien
Fait en Grèce à présent votre office et le mien.

 

L’un de ces jours je lui vois pour époux
Le plus beau, le mieux fait de tout l’humain lignage.
Sans le tenir de vos traits ni de vous,
Sans vous en rendre aucun hommage.
Il naîtra de leur mariage
Un autre Cupidon, qui d’un de ses regards
Fera plus mille fois que vous avec vos dards.

 

Prenez-y garde ; il vous y faut songer :
Rendez-la malheureuse ; et que cette cadette
Malgré les siens épouse un étranger
Qui ne sache où trouver retraite,
Qui soit laid et qui la maltraite,
La fasse consumer en regrets superflus,
Tant que ni vous ni moi nous ne la craignions plus.

 

Ces extrémités où s’emporta la déesse marquent merveilleusement bien le naturel et l’esprit des femmes ; rarement se pardonnent-elles l’avantage de la beauté : et je dirai en passant que l’offense la plus irrémissible parmi ce sexe, c’est quand l’une d’elles en défait une autre en pleine assemblée ; cela se venge ordinairement comme les assassinats et les trahisons.

 

Pour revenir à Vénus, son fils lui promit qu’il la vengerait. Sur cette assurance elle s’en alla à Cythère en équipage de triomphante. Au lieu de passer par les airs, et de se servir de son char et de ses pigeons, elle entra dans une conque de nacre attelée de deux dauphins. La cour de Neptune l’accompagna. Ceci est proprement matière de poésie : il ne siérait guère bien à la prose de décrire une cavalcade de dieux marins : d’ailleurs je ne pense pas qu’on pût exprimer avec le langage ordinaire ce que la déesse parut alors.

 

C’est pourquoi nous dirons en langage rimé
Que l’empire flottant en demeura charmé.
Cent Tritons la suivant jusqu’au port de Cythère
Par leurs divers emplois s’efforcent de lui plaire.
L’un nage à l’entour d’elle ; et l’autre au fond des eaux
Lui cherche du corail et des trésors nouveaux :
L’un lui tient un miroir fait de crystal de roche ;
Aux rayons du soleil l’autre en défend l’approche.
Palémon qui la guide évite les rochers :
Glauque de son cornet fait retentir les mers :
Thétis lui fait ouïr un concert de Sirènes :
Tous les Vents attentifs retiennent leurs haleines :
Le seul Zéphyre est libre, et d’un souffle amoureux
Il caresse Vénus, se joue à ses cheveux ;
Contre ses vêtements par fois il se courrouce.
L’onde pour la toucher à longs flots s’entrepousse ;
Et d’une égale, ardeur chaque flot à son tour
S’en vient baiser les pieds de la mère d’Amour.

 

Cela devait être beau, dit Gélaste ; mais j’aimerais mieux avoir vu votre déesse au milieu d’un bois, habillée comme elle était quand elle plaida sa cause devant un berger. Chacun sourit de ce qu’avait dit Gélaste ; puis Polyphile continua en ces termes :

A peine Vénus eut fait un mois de séjour à Cythère, qu’elle sut que les soeurs de son ennemie étaient mariées ; que leurs maris, qui étaient deux rois leurs voisins, les traitaient avec beaucoup de douceur et de témoignages d’affection ; enfin qu’elles avaient sujet de se croire heureuses. Quant à leur cadette, il ne lui était resté pas un seul amant, elle qui en avait eu une telle foule que l’on en savait à peine le nombre. Ils s’étaient retirés comme par miracle ; soit que ce fût le vouloir des dieux, soit par une vengeance particulière de Cupidon. On avait encore de la vénération, du respect, de l’admiration pour elle, si vous voulez ; mais on n’avait plus de ce qu’on appelle amour : cependant c’est la véritable pierre de touche à quoi l’on juge ordinairement des charmes de ce beau sexe.

 

Cette solitude de soupirants près d’une personne du mérite de Psyché fut regardée comme un prodige, et fit craindre aux peuples de la Grèce qu’il ne leur arrivât quelque chose de fort sinistre. En effet il y avait de quoi s’étonner : de tout temps l’empire de Cupidon aussi bien que celui des flots a été sujet à des changements ; mais jamais il n’en était arrivé de semblable, au moins n’y en avait-il point d’exemples dans ces pays. Si Psyché n’eût été que belle, on ne l’eût pas trouvé si étrange ; mais, comme j’ai dit, outre la beauté qu’elle possédait en un souverain degré de perfection, il ne lui manquait aucune des grâces nécessaires pour se faire aimer : on lui voyait un million d’amours, et pas un amant.

 

Après que chacun eut bien raisonné sur ce miracle, Vénus déclara qu’elle en était cause ; qu’elle s’était ainsi vengée par le moyen de son fils ; que les parents de Psyché n’avaient qu’à se préparer à d’autres malheurs, parce que son indignation durerait autant que la vie, ou du moins autant que la beauté de leur fille ; qu’ils auraient beau s’humilier devant ses autels, et que les sacrifices qu’ils lui feraient seraient inutiles, à moins que de lui sacrifier Psyché même.

 

C’est ce qu’on n’était pas résolu de faire : loin de cela, quelques personnes dirent à la belle que la jalousie de Vénus lui était un témoignage bien glorieux, et que ce n’était pas être trop malheureuse que de donner de l’envie à une déesse, et à une déesse telle que celle-là.

 

Psyché eût voulu que ces fleurettes lui eussent été dites par un amant. Bien que sa fierté l’empêchât de témoigner aucun déplaisir, elle ne laissait pas de verser des pleurs en secret.

 

Qu’ai-je fait au fils de Vénus ? disait-elle souvent en soi-même ; et que lui ont fait mes soeurs, qui sont si contentes ? Elles ont eu des amants de reste ; moi qui croyais être la plus aimable, je n’en ai plus. De quoi me sert ma beauté ? Les dieux en me la donnant ne m’ont pas fait un si grand présent que l’on s’imagine : je leur en rends la meilleure part ; qu’ils me laissent au moins un amant : il n’y a fille si misérable qui n’en ait un : la seule Psyché ne saurait rendre personne heureux ; les coeurs que le hasard lui a donnés, son peu de mérite les lui fait perdre. Comment me puis-je montrer après cet affront ? Va, Psyché, va te cacher au fond de quelque désert ; les dieux ne t’ont point faite pour être vue, puisqu’ils ne t’ont pas faite pour être aimée.

 

Tandis qu’elle se plaignait ainsi, ses parents ne s’affligeaient pas moins de leur part ; et ne pouvant se résoudre à la laisser sans mari, ils furent contraints de recourir à l’oracle. Voici la réponse qui leur fut faite, avec la glose que les prêtres y ajoutèrent.

 

L’époux que les Destins gardent à votre fille
Est un monstre cruel qui déchire les coeurs,
Qui trouble maint état, détruit mainte famille,
Se nourrit de soupirs, se baigne dans les pleurs.
A l’univers entier il déclare la guerre,
Courant de bout en bout un flambeau dans la main :
On le craint dans les cieux, on le craint sur la terre,
Le Styx n’a pu borner son pouvoir souverain.
C’est un empoisonneur, c’est un incendiaire,
Un tyran qui de fers charge jeunes et vieux.
Qu’on lui livre Psyché : qu’elle tâche à lui plaire :
Tel est l’arrêt du Sort, de l’Amour, et des Dieux.
Menez-la sur un roc, au haut d’une montagne,
En des lieux où l’attend le monstre son époux.
Qu’une pompe funèbre en ces lieux l’accompagne,
Car elle doit mourir pour ses soeurs et pour vous.

 

Je laisse à juger l’étonnement et l’affliction que cette réponse causa. Livrer Psyché aux désirs d’un monstre ! y avait-il de la justice à cela ? Aussi les parents de la Belle doutèrent longtemps s’ils obéiraient. D’ailleurs le lieu où il la fallait conduire n’avait point été spécifié par l’oracle. De quel mont les dieux voulaient-ils parler ? Etait-il voisin de la Grèce ou de la Scythie ? Etait-il situé sous l’Ourse ou dans les climats brûlants de l’Afrique ? car on dit que dans cette terre il y a de toutes sortes de monstres. Le moyen de se résoudre à laisser une beauté délicate sur un rocher, entre des montagnes et des précipices, à la merci de tout ce qu’il y a de plus épouvantable dans la nature ? Enfin comment rencontrer cet endroit fatal ?

 

C’est ainsi que les bonnes gens cherchaient des raisons pour garder leur fille : mais elle-même leur représenta la nécessité de suivre l’oracle.

 

Je dois mourir, dit-elle à son père ; et il n’est pas juste qu’une simple mortelle comme je suis entre en parallèle avec la mère de Cupidon. Que gagneriez-vous à lui résister ? Votre désobéissance nous attirerait une peine encore plus grande. Quelle que puisse être mon aventure, j’aurai lieu de me consoler quand je ne vous serai plus un sujet de larmes. Défaites-vous de cette Psyché sans qui votre vieillesse serait heureuse : souffrez que le ciel punisse une ingrate pour qui vous n’avez eu que trop de tendresse, et qui vous récompense si mal des inquiétudes et des soins que son enfance vous a donnés.

 

Tandis que Psyché parlait à son père de cette sorte, le vieillard la regardait en pleurant, et ne lui répondait que par des soupirs. Mais ce n’était rien en comparaison du désespoir où était la mère. Quelquefois elle courait par les temples tout échevelée : d’autres fois elle s’emportait en blasphèmes contre Vénus ; puis, tenant sa fille embrassée, protestait de mourir plutôt que de souffrir qu’on la lui ôtât pour l’abandonner à un monstre. Il fallut pourtant obéir.

 

En ce temps-là les oracles étaient maîtres de toutes choses ; on courait au devant de son malheur propre, de crainte qu’ils ne fussent trouvés menteurs : tant la superstition avait de pouvoir sur les premiers hommes ! La difficulté n’était donc plus que de savoir sur quelle montagne il fallait conduire Psyché.

 

L’infortunée fille éclaircit encore ce doute. Qu’on me mette, dit-elle, sur un chariot sans cocher ni guide, et qu’on laisse aller les chevaux à leur fantaisie ; le sort les guidera infailliblement au lieu ordonné.

 

Je ne veux pas dire que cette Belle, trouvant à tout des expédients, fût de l’humeur de beaucoup de filles, qui aiment mieux avoir un méchant mari que de n’en point avoir du tout. Il y a de l’apparence que le désespoir plutôt qu’autre chose lui faisait chercher ces facilités.

 

Quoi que ce soit, on se résout à partir. On fait dresser un appareil de pompe funèbre pour satisfaire à chaque point de l’oracle. On part enfin ; et Psyché se met en chemin sous la conduite de ses parents. La voilà sur un char d’ébène, une urne auprès d’elle, la tête penchée sur sa mère ; son père marchant à côté du char, et faisant autant de soupirs qu’il faisait de pas ; force gens à la suite vêtus de deuil ; force ministres de funérailles ; force sacrificateurs portant de longs vases et de longs cornets dont ils entonnaient des sons fort lugubres. Les peuples voisins, étonnés de la nouveauté d’un tel appareil, ne savaient que conjecturer. Ceux chez qui le convoi passait l’accompagnaient par honneur jusqu’aux limites de leur territoire, chantant des hymnes à la louange de Psyché leur jeune déesse, et jonchant de roses tout le chemin, bien que les maîtres de cérémonies leur criassent que c’était offenser Vénus : mais quoi ! les bonnes gens ne pouvaient retenir leur zèle.

 

Après une traite de plusieurs jours, lorsque l’on commençait à douter de la vérité de l’oracle, on fut étonné qu’en côtoyant une montagne fort élevée, les chevaux, bien qu’ils fussent frais et nouveaux repus, s’arrêtèrent court, et quoi qu’on pût faire, ils ne voulurent point passer outre. Ce fut là que se renouvelèrent les cris ; car on jugea bien que c’était le mont qu’entendait l’oracle. Psyché descendit du char, et s’étant mise entre l’un et l’autre de ses parents, suivie de la troupe, elle passa dans un bois assez agréable, mais qui n’était pas de longue étendue. A peine eurent-ils fait quelque mille pas, toujours en montant, qu’ils se trouvèrent entre des rochers habités par des dragons de toutes espèces. A ces hôtes près, le lieu se pouvait bien dire une solitude, et la plus effroyable qu’on pût trouver. Pas un seul arbre, pas un brin d’herbe, point d’autre couvert que ces rocs, dont quelques uns avaient des pointes qui avançaient en forme de voûte, et qui, ne tenant presque à rien, faisaient appréhender à nos voyageurs qu’elles ne tombassent sur eux : d’autres se trouvaient creusés en beaucoup d’endroits par la chute des torrents ; ceux-ci servaient de retraite aux hydres, animal fort familier en cette contrée.

 

Chacun demeura si surpris d’horreur, que, sans la nécessité d’obéir au Sort, on s’en fût retourné tout court. Il fallut donc gagner le sommet malgré qu’on en eût. Plus on allait en avant, plus le chemin était escarpé. Enfin, après beaucoup de détours, on se trouva au pied d’un rocher d’énorme grandeur, lequel était au faîte de la montagne, et où l’on jugea qu’il fallait laisser l’infortunée fille.

 

De représenter à quel point l’affliction se trouva montée, c’est ce qui surpasse mes forces :

L’éloquence elle-même, impuissante à le dire,
Confesse que ceci n’est point de son empire.
C’est au silence seul d’exprimer les adieux
Des parents de la Belle au partir de ces lieux.
Je ne décrirai point, ni leur douleur amère,
Ni les pleurs de Psyché, ni les cris de sa mère,
Qui, du fond des rochers renvoyés dans les airs,
Firent de bout en bout retentir ces déserts.
Elle plaint de son sang la cruelle aventure.
Implore le soleil, les astres, la nature.
Croit fléchir par ses cris les auteurs du destin.
Il lui faut arracher sa fille de son sein :
Après mille sanglots enfin on les sépare.
Le Soleil, las de voir ce spectacle barbare,
Précipite sa course, et, passant sous les eaux,
Va porter la clarté chez des peuples nouveaux :
L’horreur de ces déserts s’accroît par son absence.
La Nuit vient sur un char conduit par le silence :
Il amène avec lui la crainte en l’univers.

 

La part qu’en eut Psyché ne fut pas des moindres. Représentez-vous une fille qu’on a laissée seule en des déserts effroyables, et pendant la nuit. Il n’y a point de conte d’apparition et d’esprits qui ne lui revienne dans la mémoire. A peine ose-t-elle ouvrir la bouche afin de se plaindre.

 

En cet état, et mourant presque d’appréhension, elle se sentit enlever dans l’air. D’abord elle se tint pour perdue, et crut qu’un démon l’allait emporter en des lieux d’où jamais on ne la verrait revenir. Cependant c’était le Zéphyre, qui incontinent la tira de peine, et lui dit l’ordre qu’il avait de l’enlever de la sorte et de la mener à cet époux dont parlait l’oracle, et au service duquel il était. Psyché se laissa flatter à ce que lui dit le Zéphyre ; car c’est un dieu des plus agréables. Ce ministre aussi fidèle que diligent des volontés de son maître la porta au haut du rocher. Après qu’il lui eut fait traverser les airs avec un plaisir qu’elle aurait mieux goûté dans un autre temps, elle se trouva dans la cour d’un palais superbe. Notre héroïne, qui commençait à s’accoutumer aux aventures extraordinaires, eut bien l’assurance de contempler ce palais à la clarté des flambeaux qui l’environnaient ; toutes les fenêtres en étaient bordées : le firmament, qui est la demeure des dieux, ne parut jamais si bien éclairé.

 

Tandis que Psyché considérait ces merveilles, une troupe de Nymphes la vint recevoir jusque par-delà le perron ; et après une inclination très profonde, la plus apparente lui fît une espèce de compliment, à quoi la Belle ne s’était nullement attendue. Elle s’en tira pourtant assez bien. La première chose fut de s’enquérir du nom de celui à qui appartenaient des lieux si charmants, et il est à croire qu’elle demanda de le voir. On ne lui répondit là-dessus que confusément : puis ces Nymphes la conduisirent en un vestibule d’où l’on pouvait découvrir, d’un côté, les cours, et de l’autre côté, les jardins. Psyché le trouva proportionné à la richesse de l’édifice. De ce vestibule on la fit passer en des salles que la magnificence elle-même avait pris la peine d’orner, et dont la dernière enchérissait toujours sur la précédente. Enfin cette Belle entra dans un cabinet où on lui avait préparé un bain. Aussitôt ces Nymphes se mirent en devoir de la déshabiller et de la servir. Elle fit d’abord quelque résistance, et puis leur abandonna toute sa personne.

 

Au sortir du bain on la revêtit d’habits nuptiaux : je laisse à penser quels ils pouvaient être, et si l’on y avait épargné les diamants et les pierreries : il est vrai que c’était ouvrage de Fée, lequel d’ordinaire ne coûte rien. Ce ne fut pas une petite joie pour Psyché de se voir si brave, et de se regarder dans les miroirs dont le cabinet était plein.

 

Cependant on avait mis le couvert dans la salle la plus prochaine. Il y fut servi de l’ambrosie en toutes les sortes : Quant au nectar, les Amours en furent les échansons. Psyché mangea peu. Après le repas, une musique de luths et de voix se fit entendre à l’un des coins du plafond, sans qu’on vît ni chantres ni instruments ; musique aussi douce et aussi charmante que si Orphée et Amphion en eussent été les conducteurs. Parmi les airs qui furent chantés, il y en eut un qui plut particulièrement à Psyché. Je vais vous en dire les paroles, que j’ai mises en notre langue au mieux que j’ai pu.

 

Tout l’univers obéit à l’Amour ;
Belle Psyché, soumettez-lui votre âme.
Les autres Dieux à ce Dieu font la cour,
Et leur pouvoir est moins doux que sa flamme.
Des jeunes coeurs c’est le suprême bien :
Aimez, aimez ; tout le reste n’est rien.

 

Sans cet amour, tant d’objets ravissants,
Lambris dorés, bois, jardins et fontaines,
N’ont point d’appas qui ne soient languissants,
Et leurs plaisirs sont moins doux que ses peines.
Des jeunes coeurs c’est le suprême bien :
Aimez, aimez ; tout le reste n’est rien.

 

 

Amours et Zéphyrs

Dès que la musique eut cessé, on dit à Psyché qu’il était temps de se reposer. Il lui prit alors une petite inquiétude accompagnée de crainte, et telle que les filles l’ont d’ordinaire le jour de leurs noces sans savoir pourquoi. La Belle fit toutefois ce que l’on voulut. On la met au lit, et on se retire. Un moment après, celui qui en devait être le possesseur arriva et s’approcha d’elle. On n’a jamais su ce qu’ils se dirent, ni même d’autres circonstances bien plus importantes que celle-là : seulement a-t-on remarqué que le lendemain les Nymphes riaient entre elles, et que Psyché rougissait en les voyant rire. La Belle ne s’en mit pas fort en peine, et n’en parut pas plus triste qu’à l’ordinaire.

 

Pour revenir à la première nuit de ses noces, la seule chose qui l’embarrassait était que son mari l’avait quittée devant qu’il fût jour, et lui avait dit que, pour beaucoup de raisons, il ne voulait pas être connu d’elle, et qu’il la priait de renoncer à la curiosité de le voir. Ce fut ce qui lui en donna davantage. Quelles peuvent être ces raisons ? disait en soi-même la jeune épouse ; et pourquoi se cache-t-il avec tant de soin ? Assurément l’oracle nous a dit vrai quand il nous l’a peint comme quelque chose de fort terrible : si est-ce qu’au toucher et au son de voix il ne m’a semblé nullement que ce fût un monstre. Toutefois les dieux ne sont pas menteurs ; il faut que mon mari ait quelque défaut remarquable : si cela était, je serais bien malheureuse ! Ces réflexions tempérèrent pour quelques moments la joie de Psyché. Enfin elle trouva à propos de n’y plus penser, et de ne point corrompre elle-même les douceurs de son mariage.

 

Dès que son époux l’eut quittée, elle tira les rideaux : à peine le jour commençait à poindre. En l’attendant, notre héroïne se mit à rêver à ses aventures, particulièrement à celles de cette nuit. Ce n’étaient pas véritablement les plus étranges qu’elle eût courues ; mais elle en revenait toujours à ce mari qui ne voulait point être vu. Psyché s’enfonça si avant en ses rêveries, qu’elle en oublia ses ennuis passés, les frayeurs du jour précédent, les adieux de ses parents, et ses parents mêmes ; et là-dessus elle s’endormit. Aussitôt le songe lui représente son mari sous la forme d’un jouvenceau de quinze à seize ans, beau comme l’Amour, et qui avait toute l’apparence d’un dieu. Transportée de joie, la Belle l’embrasse ; il veut s’échapper, elle crie : mais personne n’accourt au bruit. Qui que vous soyez, dit-elle, et vous ne sauriez être qu’un dieu, je vous tiens, ô charmant époux, et je vous verrai tant qu’il me plaira. L’émotion l’ayant éveillée, il ne lui demeura que le souvenir d’une illusion agréable ; et au lieu d’un jeune mari la pauvre Psyché ne voyant en cette chambre que des dorures, ce qui n’était pas ce qu’elle cherchait, ses inquiétudes recommencèrent. Le sommeil eut encore une fois pitié d’elle ; il la replongea dans les charmes de ses pavots : et la Belle acheva ainsi la première nuit de ses noces.

 

Comme il était déjà tard, les Nymphes entrèrent, et la trouvèrent encore tout endormie. Pas une ne lui en demanda la raison, ni comment elle avait passé la nuit, mais bien si elle se voulait lever, et de quelle façon il lui plaisait qu’on l’habillât. En disant cela on lui montre cent sortes d’habits, la plupart très riches. Elle choisit le plus simple, se lève, se fait habiller avec précipitation, et témoigne aux Nymphes une impatience de voir les raretés de ce beau séjour. Allons voir cependant ces jardins, ce palais On la mène donc en toutes les chambres : il n’y a point de cabinet ni d’arrière-cabinet qu’elle ne visite, et où elle ne trouve un nouveau sujet d’admiration. De là elle passe sur les balcons, et de ces balcons les Nymphes lui font remarquer l’architecture de l’édifice, autant qu’une fille est capable de la concevoir. Elle se souvient qu’elle n’a pas assez regardé de certaines tapisseries : elle rentre donc comme une jeune personne qui voudrait tout voir à la fois, et qui ne sait à quoi s’attacher. Les Nymphes avaient assez de peine à la suivre, l’avidité de ses yeux la faisant courir sans cesse de chambre en chambre, et considérer à la hâte les merveilles de ce palais, où, par un enchantement prophétique, ce qui n’était pas encore et ce qui ne devait jamais être se rencontrait.

 

On fit ses murs d’un marbre aussi blanc que l’albâtre :
Les dedans sont ornés d’un porphyre luisant.
Ces ordres dont les Grecs nous ont fait un présent,
Le dorique sans fard, l’élégant ionique,
Et le corinthien superbe et magnifique,
L’un sur l’autre placés, élèvent jusqu’aux cieux
Ce pompeux édifice où tout charme les yeux.
Pour servir d’ornement à ses divers étages,
L’architecte y posa les vivantes images
De ces objets divins, Cléopâtres, Phrynés,
Par qui sont les héros en triomphe menés.
Ces fameuses beautés dont la Grèce se vante,
Celles que le Parnasse en ses fables nous chante,
Ou de qui nos romans font de si beaux portraits,
A l’envi sur le marbre étalaient leurs attraits.
L’enchanteresse Armide, héroïne du Tasse,
A côté d’Angélique avait trouvé sa place.
On y voyait surtout Hélène au coeur léger,
Qui causa tant de maux pour un prince berger.
Psyché dans le milieu voit aussi sa statue,
De ces reines des coeurs pour reine reconnue.
La Belle à cet aspect s’applaudit en secret,
Et n’en peut détacher ses beaux yeux qu’à regret.
Mais on lui montre encor d’autres marques de gloire
Là ses traits sont de marbre, ailleurs ils sont d’ivoire
Les disciples d’Arachné, à l’envi des pinceaux,
En ont aussi formé de différents tableaux :
Dans l’un on voit les Ris divertir cette Belle ;
Dans l’autre les Amours dansent à l’entour d’elle ;
Et sur cette autre toile Euphrosine et ses soeurs
Ornent ses blonds cheveux de guirlandes de fleurs.
Enfin, soit aux couleurs, ou bien dans la sculpture.
Psyché dans mille endroits rencontre sa figure ;
Sans parler des miroirs et du cristal des eaux,
Que ses traits imprimés font paraître plus beaux.

 

Les endroits où la Belle s’arrêta le plus ce furent les galeries. Là les raretés, les tableaux, les bustes, non de la main des Apelles et des Phidias, mais de la main même des Fées, qui ont été les maîtresses de ces grands hommes, composaient un amas d’objets qui éblouissait la vue, et qui ne laissait pas de lui plaire, de la charmer, de lui causer des ravissements, des extases ; en sorte que Psyché, passant d’une extrémité en une autre, demeura longtemps immobile, et parut la plus belle statue de ces lieux.

 

 

Fées

Des galeries elle repasse encore dans les chambres, afin d’en considérer les richesses, les précieux meubles, les tapisseries de toutes les sortes, et d’autres ouvrages conduits par la fille de Jupiter. Surtout on voyait une grande variété dans ces choses et dans l’ordonnance de chaque chambre : colonnes de porphyre aux alcôves, (ne vous étonnez pas de ce mot d’alcôve ; c’est une invention moderne, je vous l’avoue, mais ne pouvait-elle pas être dès lors en l’esprit des Fées ? et ne serait-ce point de quelque description de ce palais que les Espagnols, les Arabes, si vous voulez, l’auraient prise ?) les chapiteaux de ces colonnes étaient d’airain de Corinthe pour la plupart. Ajoutez à cela les balustres d’or. Quant aux lits, ou c’était broderie de perles, ou c’était un travail si beau que l’étoffe n’en devait pas être considérée. Je n’oublierai pas, comme on peut penser, les cabinets et les tables de pierreries ; vases singuliers et par leur matière et par l’artifice de leur gravure ; enfin de quoi surpasser en prix l’univers entier. Si j’entreprenais de décrire seulement la quatrième partie de ces merveilles, je me rendrais sans doute importun ; car à la fin on s’ennuie de tout, et des belles choses comme du reste.

 

Je me contenterai donc de parler d’une tapisserie relevée d’or, laquelle on fit remarquer principalement à Psyché, non tant pour l’ouvrage, quoiqu’il fût rare, que pour le sujet. La tenture était composée de six pièces.

 

Dans la première on voyait un chaos,
Masse confuse, et de qui l’assemblage
Faisait lutter contre l’orgueil des flots
Des tourbillons d’une flamme volage.

 

Non loin de là, dans un même monceau,
L’air gémissait sous le poids de la terre :
Ainsi le feu, l’air, la terre, avec l’eau,
Entretenaient une cruelle guerre.

 

Que fait l’Amour ? volant de bout en bout,
Ce jeune enfant, sans beaucoup de mystère,
En badinant vous débrouille le tout
Mille

Ressources complémentaires

Les spectacles et la vie de cour selon les gazetiers
Chronologie moliéresque
Textes du XVIIe siècle en version intégrale
Textes de Molière en version diplomatique

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