Le cas célèbre d’un situs inversus disséqué en 1650 avait fourni à La Mothe le Vayer l’occasion de réflexions sceptiques
– dans son « petit traité » « De la diversité des sentiments » (Suite des petits traités, 1659) :
Notre siècle produit des hommes, qui n’ont de commun avec les autres, que la figure extérieure, tout le dedans étant d’une conformation différente. Car si la doctrine d’Hippocrate est vraie, que nos moeurs suivent notre tempérament, et que les fonctions de notre âme dépendent des organes matériels, ce n’est pas merveille, que des esprits, qui agissent dans des corps tout à fait dissemblables, aient des sentiments absolument contraires. Je vous dis ceci au sujet d’un misérable, dont on fit ces jours derniers la dissection dans Paris, après y avoir été exécuté publiquement à cause de ses crimes. Ce n’est pas, qu’il ne me souvienne bien, qu’Aristote a dit, en parlant des monstres au quatrième chapitre du quatrième livre de la Génération des animaux, qu’on a vu quelquefois, comme un prodige, à l’ouverture de quelque bête à quatre pieds, que leur foie, et leur rate avaient changé de côté et pris la place l’un de l’autre ; ce qu’il répète au dernier chapitre du premier livre des mêmes animaux. Pline a fait encore cette remarque en transcrivant mot pour mot le texte d’Aristote au trente-septième livre de son Histoire naturelle. Mais le corps patibulaire, dont je vous parle, fut bien d’une autre considération, vous pouvant assurer, qu’il rendit l’école galénique fort étonnée, quand on lui trouva les entrailles disposées de telle sorte, qu’il avait à droite toutes les parties, qui ont accoutumé d’être à gauche, et non seulement la rate au côté droit, aussi bien que le foie à l’opposite, mais le coeur même penchant vers le lieu, d’où il s’éloigne par embas ordinairement, et l’orifice supérieur de l’estomac, avec sa décharge vers les intestins, tout au rebours de leur situation commune. Imaginez-vous presque tout le reste transposé de même, jusqu’à ce que vous ayiez vu la docte description, que vous en donnera le savant anatomique M. Riolan ; vous ne la pouvez pas recevoir de meilleure main. Je vous dirai cependant, que voilà une des plus surprenantes observations, que la médecine ait jamais faite, bien qu’elle ne soit pas absolument nouvelle ; et qui, pour avoir été ignorée, doit apparemment avoir donné lieu à de grandes bévues dans cette profession. Combien devons-nous croire, qu’il y a eu de personnes incommodées de douleurs hépatiques, qu’on a traitées comme souffrant de la rate, et comme spleenétiques, à cause du côté gauche, dont ils [sic] se plaignaient? Et à combien d’autres cette transposition des parties intérieures aura-t-elle été préjudiciable, dans une infinité de maladies, où l’on applique des remèdes topiques, pour agir sur le lieu, où est la douleur? Il ne faut point douter, qu’il se soit fait d’étranges qui pro quo.
(éd. des Oeuvres de 1756, VI, 2, p. 107-109)
– dans sa Prose chagrine (1661) :
J’avais barré la fin de cette prose en intention de n’y rien ajouter, lorsqu’on m’a fait savoir qu’un homme de condition était mort en cette ville, à qui l’on a trouvé la rate au côté droit, le foie au gauche, et les parties pectorales ou thoraciques, transposées de même. Il se nommait Andras, ayant la charge de commissaire à la conduite du régiment des gardes françaises, et tomba malade de deux abcès qui se formèrent dans les lobes de son foie, dont il fut traité comme ayant apparemment la rate mal affectée, puisqu’il ressentait sa douleur au lieu où elle a sa situation ordinaire. La base et la pointe de son coeur étaient aussi posées au rebours de ce qu’elles ont accoutumé d’être, et l’estomac avait ses orifices, supérieur et inférieur, semblablement hors de leur place, et comme ils furent trouvés dans ce corps patibulaire dont on fit une lettre, imprimée il y a six ou sept ans, sous le titre de la diversité des sentiments. Cela m’oblige à confirmer ici ce qu’elle portait, que vraisemblablement une infinité d’autres hommes d’une conformation aussi extraordinaire, peuvent avoir souffert beaucoup de cette extravagance de la nature, dans le traitement qu’ils ont reçu étant malades. Je ne le dis pas pour l’imputer aux médecins, qui ne sont pas garants des égarements de cette démoniaque, puisqu’Aristote a cru la pouvoir nommer ainsi sans l’injurier. Elle nous fait voir quelquefois des prodiges, entre lesquels il range celui d’une si nouvelle position de nos parties internes, Pline l’ayant suivi, et longtemps depuis Isidore dans le troisième chapitre du douzième livre de ses Origines, qui est des choses monstrueuses et extravagantes. Cependant si ce jeu de la nature, qui semble se plaire partout à la diversité, nous a paru dans Paris deux fois en si peu de temps, par l’ouverture de deux corps ; que pouvons-nous penser de tant d’autres qu’on enterre tous les jours, sans s’informer de ce qu’ils ont au dedans, ni de l’ordre que cette même nature y a voulu observer?
(III, 1, p. 326-327)