Toutes les belles ont droit de nous charmer

« Toutes les belles ont droit de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la première, ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos coeurs. »
Don Juan ou le Festin de pierre, I, 2

Les idées que contient le discours de Don Juan avaient déjà été professées

– par le héros du « Polyphile ou l’Amant de plusieurs dames » (Oeuvres diverses, 1663) de Charles Sorel (1)
– dans les stances de « L’Inconstant » dans le recueil Amitiés, amours et amourettes (1664) de René Le Pays (2)

 

 


 

(1)

Un galant de Paris, qui passait sa vie dans des visites continuelles de filles et de femmes, déclarait ouvertement qu’il n’en connaîtrait jamais assez à son gré.
[…]
Il nous dit franchement […] qu’il aimait également toutes celles qu’il voyait et qui mériteraient d’être aimées, et que rien n’était plus noble et plus légitime que cette diversité d’affections.
( p. 89-90)

 

Pourquoi voudrait-on que je n’aimasse qu’une brune ou qu’une blonde, qu’une humeur douce ou qu’une humeur fière ? Il y a des attraits partout et je m’y laisse gagner. Les visages ronds ou en ovale, et toutes les différentes parties du visage, et même de tout le corps, qui ont été figurées depuis quelques années en divers portraits, tant par le pinceau que par la plume, sont des beautés propres à toucher tantôt un coeur et tantôt un autre; cela s’entend des coeurs vulgaires, car pour le mien, il se trouve également touché de toutes sortes de beautés. Il est comme ces matières combustibles qui s’allument à toutes sortes de feux, et puis qu’il est destiné absolument à aimer la beauté, il faut qu’il lui adresse ses voeux par tout où il la rencontre. On soutient là-dessus, qu’on ne peut pas aimer plusieurs dames ensemble, ou que si on les aime, c’est d’une affection fort imparfaite, parce qu’on ne saurait tenir deux chemins à la fois, ni viser en même temps à deux buts différents, et encore moins à un plus grand nombre de buts; mais ne suffit-il pas de tourner ses voeux et ses pensées, tantôt d’un côté et tantôt de l’autre? Croit-on que pour bien aimer il faille penser incessamment à la personne qu’on aime? Si on était obligé à cela, ce serait la plus grande de toutes les servitudes […]
( p. 93-94)

 

Pourquoi ne veut-on pas aussi que celui qui se connaît en beauté aime en même temps toutes les plus rares beauté, c’est-à-dire toutes les dames qui méritent le nom de belles ?
( p. 96)

 

Or dans cette agréable humeur je vous confesse que je ne me contente pas de voir et d’aimer toutes les dames d’une ville; je voudrais voir toutes celles de l’Europe, et même de la terre entière, pour savoir en quelle nation sont les plus belles. Si je pouvais faire renaître Hélène, Roxane, Cléopâtre et toutes les autres fameuses beautés de l’Antiquité, je recevrais une extrême joie. Je voudrais voir celles des fables aussi bien que celles des histoires. A défaut de cela, j’aime leur idée, que je me représente dans l’imagination, et j’aime de même toutes les beautés qui naîtront à l’avenir.
( p. 102)

 

Ce qu’on appelle vulgairement l’amitié, est une conjuration contre le public, et un péché atroce contre les lois de la société humaine. En effet, cette amitié n’oblige-t’elle pas une personne d’en aimer une autre, avec toutes les ardeurs et tous les soins imaginables, de sorte qu’il faut oublier tout le reste du monde pour cet objet? N’est-ce pas là une très grande injustice de négliger tant de créatures si parfaites, pour n’en aimer qu’une seule? N’est-ce pas comme si on leur voulait retrancher les biens communs de la nature?
( p. 116-117)

 

Vous m’objectez que, ne pouvant aimer également toutes les dames, que j’ai vues, les dernières me font oublier les premières; Mais qu’importe cela, quand je perds le soin d’en rechercher quelques-unes, d’autres prennent leur place, je n’en quitte aucune que je ne puisse reprendre, si ce n’est qu’elle cesse d’être belle et aimable. Mon inclination doit sembler moins étrange et plus raisonnable, que celle de ces curieux qui ne voient jamais assez de coquilles, de médailles, de statues, et de tableaux, et qui voudraient avoir tout cela en leur possession: Ne suis je pas plus judicieux, de n’adresser mes affections qu’à des beautés humaines qui sont les chefs-d’oeuvre de la nature et les patrons de tous ces ouvrages de l’art? J’aime en plusieurs lieux de vérité, et je voudrais pouvoir aimer partout.
( p. 118)

 

(2)

L’Inconstant
Stances

 

Philis, n’accusez point mon coeur d’être volage,
Il était tout à vous, vous ne l’ignorez pas,
Vous l’avez mal gardé, qu’en puis-je davantage ?
Pourquoi vous prendre à moi de vos faibles appas ?
Si Doris l’a contraint de vous être infidèle,
Si ses charmes plus doux ont volé votre bien,
Pour moi qui n’y prétends plus rien,
Je vous laisse entre vous vider cette querelle.

 

Arrachez-lui mon coeur par force ou par adresse,
Tâchez de le ravoir, pour moi je le permets,
Vengez-vous fièrement de cette larronesse,
Mais pour m’en quereller ne m’en parlez jamais.
Si l’on vous l’a ravi, vous le deviez défendre,
Il fallait vaillamment s’opposer à Doris ;
Car enfin si l’on vous l’a pris,
Faible Philis, pourquoi l’avez-vous laissé prendre ;

 

Si vous aviez voulu garder votre conquête,
Il fallait l’attacher avec quelque faveur,
Un coeur comme le mien facilement s’arrête,
Mais pour le retenir il faut de la douceur,
Il faut à son amour faire quelque justice:
Car comme dans le monde il n’est pas apprenti,
A qui lui fait meilleur parti,
Il consacre bientôt ses soins et son service.

 

Doris le traitant mieux s’en est fait la maîtresse,
Je ne le cèle point, son bel air, ses yeux doux,
Ont moins charmé mon coeur que sa douce tendresse,
Par là votre rivale a triomphé de vous.
Pour venger cet affront, Philis, je vous conseille
D’enchérir sur Doris à force de douceur,
Et puis vous verrez que mon coeur,
S’il a pu vous quitter, lui rendra la pareille.

 

Voilà le vrai moyen d’une juste vengeance,
Vous reprendrez ainsi ce coeur intéressé,
Mais l’ayant regagné quittez l’indifférence,
Vous le perdrez encore s’il n’est pas caressé.
Il n’est point de beauté qu’enfin il n’abandonne,
Alors que sous ses lois il faut vivre en langueur :
Et pour vous dire son humeur,
Il se donne toujours à qui le plus lui donne.

 

Mais si pour son malheur parmi toutes les belles,
Il trouve du mépris pour ses soins et sa foi,
Sans en prendre d’ennui, sans les nommer cruelles,
Il les quitte aussitôt, et s’en revient chez moi,
Et là sans savoir bien, ou s’il hait, ou s’il aime,
Il attend d’autre amour d’une autre occasion,
Qu’il embrasse sans passion,
Et qu’il peut, quand il veut, abandonner de même.

 

Il ne se pique point d’une extrême constance,
Il aime autant de temps qu’il trouve des plaisirs,
Un chagrin, un dédain, la moindre résistance,
Dans son plus grand transport éteint tous ses désirs.
Son obstination n’est jamais importune,
Car aussitôt qu’il voit deux jours de temps perdu,
Sans tant faire le morfondu,
Il retire ses soins et cherche ailleurs fortune.

 

Il est vrai que souvent avec cette méthode,
On fait bien du chemin, et l’on n’attrape rien.
Cependant depuis peu chacun suit cette mode,
Chacun en fait métier, et l’on s’en trouve bien.
En effet quel plaisir nous donne une inhumaine,
Qui dans deux ou trois jours ne nous rend pas contents ?
Quel plaisir d’aimer si longtemps ?
Et quel plaisir enfin de prolonger sa peine ?

 

Pour moi je n’attends rien de la persévérance,
Si l’on veut me donner, qu’on me donne aujourd’hui ?
On passe mal son temps, quand on vit d’espérance,
Le plaisir n’est pas doux, s’il coûte de l’ennui :
Lorsque plus d’un jour on me le fait attendre,
Mon amour se pourvoit ailleurs le lendemain,
Et cherchant un coeur plus humain,
Il cherche des plaisirs que d’abord on peut prendre.

 

C’est en aimant ainsi qu’on peut dompter les fières,
Car si tous les amants en usaient comme moi,
Les plus fières bientôt viendraient aux prières,
Et pourraient à leur tour vivre sous notre loi.
Elles auraient pour nous des soins et des caresses,
Nous ne souffririons plus leurs injustes rigueurs,
Et l’on verrait les serviteurs,
Par un désir nouveau commander aux maîtresses.

 

Ma foi, Philis, voilà quelles sont mes maximes,
Après cela jugez par mon esprit constant,
Si dans mon coeur je crois commettre de grands crimes,
Quand je change d’amour chaque heure ou chaque instant.
Jugez combien de jours Doris avec ses charmes,
Pourra bien conserver ce qu’elle vous a pris,
Jugez si j’en suis fort épris,
Et si mon changement vous doit coûter des larmes.

 

Remarquez cependant combien j’ai de franchise,
Je vous découvre ici mon inconstante humeur,
Voulant vous consoler voyez si je déguise,
Voyez les soins que j’ai de vous ouvrir mon coeur,
Si sa légèreté vous est bien découverte,
J’ai fait auprès de vous ce que j’ai prétendu,
Afin qu’après l’avoir perdu,
Vous n’ayez point regret d’avoir fait cette perte.:

 

(René Le Pays, Amitiés, amours et amourettes, Seconde édition, Grenoble, P. Charuys, Paris, C. de Sercy, 1664, p. 454-458)

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