Relation de la fête de Versailles

Table des matières

[André Félibien], Relation de la fête de Versailles du dix-huitième juillet 1668, Paris, Pierre le Petit, 1668

 

Ce texte constitue la relation officielle de la fête du Grand Divertissement.

Il sera réédité en 1679 avec des gravures de Lepautre.

 

La comédie de Georges Dandin y est brièvement évoquée.

 

 

RELATION DE LA FÊTE DE VERSAILLES.

 

Du dix-huitième Juillet mil six cent soixante-huit.

 

À PARIS,
Chez PIERRE LE PETIT, Imprimeur et Libraire ordinaire du Roi, rue S. Jacques, à la Croix d’Or.
M. DC. LXVIII.

 

 

RELATION DE LA FÊTE DE VERSAILLES.

 

Du dix-huitième Juillet mil six cent soixante-huit.

 

Le Roi ayant accordé la Paix aux instances de ses Alliés et aux voeux de toute l’Europe, et donné des marques d’une modération et d’une bonté sans exemple, même dans le plus fort de ses conquêtes, ne pensait plus qu’à s’appliquer aux affaires de son Royaume, lorsque pour réparer en quelque sorte ce que la Cour avait perdu dans le Carnaval pendant son absence, il résolut de faire une Fête dans les jardins de Versailles où parmi les plaisirs que l’on trouve dans un séjour si délicieux, l’esprit fût encore touché de ces beautés surprenantes et extraordinaires dont ce grand Prince sait si bien assaisonner tous ses divertissements.
Pour cet effet voulant donner la Comédie ensuite d’une collation, et le souper après la Comédie qui fût suivi d’un bal et d’un feu d’artifice, il jeta les yeux sur les personnes qu’il jugea les plus capables pour disposer toutes les choses propres à cela. Il leur marqua lui-même les endroits où la disposition du lieu pouvait par sa beauté naturelle contribuer davantage à leur décoration. Et parce que l’un des plus beaux ornements de cette Maison est la quantité des eaux que l’art y a conduites malgré la nature qui les lui avait refusées, sa Majesté leur ordonna de s’en servir le plus qu’ils pourraient à l’embellissement de ces lieux, et même leur ouvrir les moyens de les employer et d’en tirer les effets qu’elles peuvent faire.

 

Pour l’exécution de cette Fête le Duc de Créquy, comme premier Gentilhomme de la Chambre, fut chargé de ce qui regardait la Comédie ; le Maréchal de Bellefond comme premier Maître d’Hôtel du Roi prit le soin de la collation, du souper et de tout ce qui regardait le service des tables ; et Monsieur Colbert comme Surintendant des Bâtiments fit construire et embellir les divers lieux destinés à ce divertissement royal, et donna les ordres pour l’exécution des feux d’artifices.

 

Le sieur Vigarani eut ordre de dresser le théâtre pour la Comédie ; le sieur Gissey d’accommoder un endroit pour le souper ; et le sieur le Vau premier Architecte du Roi, un autre pour le bal.

 

Le Mercredi 18. jour de Juillet le Roi étant parti de Saint Germain vint dîner à Versailles avec la Reine, Monseigneur le Dauphin, Monsieur et Madame ; Le reste de la Cour étant arrivé incontinent après midi, trouva des Officiers du Roi qui faisaient les honneurs et recevaient tout le monde dans les salles du Château où il y avait en plusieurs endroits des tables dressées et de quoi se rafraîchir ; les principales Dames furent conduites dans des chambres particulières pour se reposer.
Sur les six heures du soir le Roi ayant commandé au Marquis de Gesvres Capitaine de ses Gardes de faire ouvrir toutes les portes afin qu’il n’y eût personne qui ne prît part au divertissement, sortit du Château avec la Reine et tout le reste de la Cour pour prendre le plaisir de la promenade.

 

Quand leurs Majestés eurent fait le tour du grand parterre, elles descendirent dans celui de gazon qui est du côté de la grotte, où après avoir considéré les fontaines qui les embellissent, Elles s’arrêtèrent particulièrement à regarder celle qui est au bas du petit parc du côté de la pompe. Dans le milieu de son bassin l’on voit un dragon de bronze, qui percé d’une flèche semble vomir le sang par la gueule, en poussant en l’air un bouillon d’eau qui retombe en pluie, et couvre tout le bassin.

 

Autour de ce dragon il y a quatre petits Amours sur des cygnes qui font chacun un grand jet d’eau et qui nagent vers le bord comme pour se sauver : Deux de ces Amours qui sont en face du dragon, se cachent le visage avec la main pour ne le pas voir, et sur leur visage l’on aperçoit toutes les marques de la crainte parfaitement exprimées. Les deux autres plus hardis parce que le monstre n’est pas tourné de leur côté, l’attaquent de leurs armes. Entre ces Amours sont des Dauphins de bronze dont la gueule ouverte pousse en l’air de gros bouillons d’eau.

 

Leurs Majestés allèrent ensuite chercher le frais dans ces bosquets si délicieux où l’épaisseur des arbres empêche que le soleil ne se fasse sentir. Lorsqu’Elles furent dans celui dont un grand nombre d’agréables allées forme une espèce de labyrinthe, Elles arrivèrent après plusieurs détours dans un cabinet de verdure pentagone où aboutissent cinq allées. Au milieu de ce cabinet il y a une fontaine dont le bassin est bordé de gazon. De ce bassin sortaient cinq tables en manière de buffets, chargées de toutes les choses qui peuvent composer une collation magnifique.

 

L’une de ces tables représentait une montagne, où dans plusieurs espèces de cavernes on voyait diverses sortes de viandes froides : L’autre était comme la face d’un Palais bâti de massepains et pâtes sucrées. Il y en avait une chargée de pyramides de confitures sèches ; une autre d’une infinité de vases remplis de toutes sortes de liqueurs ; et la dernière était composée de Caramels. Toutes ces tables dont les plans étaient ingénieusement formés en divers compartiments, étaient couvertes d’une infinité de choses délicates, et disposées d’une manière toute nouvelle : leurs pieds et leurs dossiers étaient environnés de feuillages mêlés de festons de fleurs, dont une partie était soutenue par des Bacchantes. il y avait entre ces tables une petite pelouse de mousse verte qui s’avançait dans le bassin, et sur laquelle on voyait dans un grand vase un oranger dont les fruits étaient confits : chacun de ces orangers avait à côté de lui deux autres arbres de différentes espèces, dont les fruits étaient pareillement confits.

 

Du milieu de ces Tables s’élevait un jet d’eau de plus de trente pieds de haut, dont la chute faisait un bruit très agréable : De sorte qu’en voyant tous ces buffets d’une même hauteur joints les uns aux autres par les branches d’arbres et les fleurs dont ils étaient revêtus, il semblait que ce fût une petite montagne du haut de laquelle sortît une fontaine.

 

La palissade qui fait l’enceinte de ce cabinet était disposée d’une manière toute particulière : Le jardinier ayant employé son industrie à bien ployer les branches des arbres et à les lier ensemble en diverses façons, en avait formé une espèce d’architecture. Dans le milieu du couronnement on voyait un socle de verdure sur lequel il y avait un dé qui portait un vase rempli de fleurs. Au côté du dé et sur le même socle étaient deux autres vases de fleurs, et en cet endroit le haut de la palissade venant doucement à s’arrondir en forme de galbe, se terminait aux deux extrémités par deux autres vases aussi remplis de fleurs.

 

Au lieu de sièges de gazon il y avait tout autour du cabinet des couches de melons, dont la quantité, la grosseur et la bonté était surprenante pour la saison. Ces couches étaient faites d’une manière toute extraordinaire, et à bien considérer la beauté de ce lieu l’on aurait pu dire autrefois que les hommes n’auraient point eu de part à un si bel arrangement, mais que quelques Divinités de ces bois auraient employé leurs soins pour l’embellir de la sorte.

 

Comme il y a cinq allées qui se terminent toutes dans ce cabinet et qui forment une étoile, l’on trouvait ces allées ornées de chacun côté de vingt-six arcades de cyprès. Sous chaque arcade et sur des sièges de gazon il y avait de grands vases remplis de divers arbres chargés de leurs fruits. Dans la première de ces allées il n’y avait que des orangers de Portugal. La seconde était toute de bigarreautiers et de cerisiers mêlés ensemble. La troisième était bordée d’abricotiers et de pêchers. la quatrième de groseilliers de Hollande. Et dans la cinquième l’on ne voyait que des poiriers de différentes espèce. Tous ces arbres faisaient un agréable objet à la vue, à cause de leurs fruits qui paraissaient encore davantage contre l’épaisseur du bois.

 

Au bout de ces cinq allées il y a cinq grandes niches de verdure que l’on voit toutes en face du milieu du cabinet. Ces niches étaient cintrées ; et sur les pilastres des côtés s’élevaient deux rouleaux qui s’allaient joindre à un carré qui était au milieu. Dans ce carré l’on voyait les chiffres du Roi composés de différentes fleurs, et des deux côtés pendaient des festons qui s’attachaient à l’extrémité des rouleaux. À côté de la niche il y avait deux arcades aussi de verdure avec leurs pilastres d’un côté et d’autre ; et tous ces pilastres étaient terminés par des vases remplis de fleurs.

 

Dans l’une de ces niches était la figure du Dieu Pan, qui ayant sur le visage toutes les marques de la joie, semblait prendre part à celle de toute l’assemblée. Le Sculpteur l’avait disposé dans une action qui faisait connaître qu’il était mis là, comme la Divinité qui présidait dans ce lieu.

 

Dans les quatre autres niches il y avait quatre Satyres deux hommes et deux femmes, qui tous semblaient danser et témoigner le plaisir qu’ils ressentaient de se voir visiter par un si grand Monarque suivi d’une si belle Cour. Toutes ces figures étaient dorées et faisaient un effet admirable contre le vert de ces palissades.

 

Après que leurs Majestés eurent été quelque temps dans cet endroit si charmant, et que les Dames eurent fait collation, le Roi abandonna les Tables au pillage des gens qui suivaient, et la destruction d’un arrangement si beau servit encore d’un divertissement agréable à toute la Cour, par l’empressement et la confusion de ceux qui démolissaient ces châteaux de massepain et ces montagnes de confitures.

 

Au sortir de ce lieu le Roi rentrant dans une calèche, la Reine dans sa chaise, et tout le reste de la Cour dans leurs carrosses poursuivirent leur promenade pour se rendre à la Comédie, et passant dans une grande allée de quatre rang de tilleuls, firent le tour du bassin de la fontaine des cygnes, qui termine l’allée royale vis-à-vis du château. Ce bassin est un carré long finissant par deux demi-ronds ; Sa longueur est de soixante toises sur quarante de large. Dans son milieu il y a une infinité de jets d’eau, qui réunis ensemble font une gerbe d’une hauteur et d’une grosseur extraordinaire.

 

À côté de la grande allée royale il y en a deux autres qui en sont éloignées d’environ deux cents pas. Celle qui est à droite en montant vers le Château s’appelle l’allée du Roi, et celle qui est à gauche l’allée des prés. Ces trois allées sont traversées par une autre qui se termine à deux grilles qui font la clôture du petit parc. Ces deux allées des côtés et celle qui les traverse ont cinq toises de large ; mais à l’endroit où elles se rencontrent elles forment un grand espace qui a plus de treize toises en carré. C’est dans cet endroit de l’allée du Roi que le sieur Vigarani avait disposé le lieu de la Comédie. Le Théâtre qui avançait un peu dans le carré de la place s’enfonçait de dix toises dans l’allée qui monte vers le Château, et laissait pour la Salle un espace de treize toises de face sur neuf de large.

 

L’exhaussement de ce Salon était de trente pieds jusques à la corniche, d’où les côtés du plafond s’élevaient encore de huit pieds jusques au dernier enfoncement. Il était couvert de feuillée par dehors, et par dedans paré de riches tapisseries que le sieur du Mets Intendant des meubles de la Couronne avait pris soin de faire disposer de la manière la plus belle et la plus convenable pour la décoration de ce lieu. Du haut du plafond pendaient trente-deux chandeliers de cristal portant chacun dix bougies de cire blanche. Autour de la Salle étaient plusieurs sièges disposés en amphithéâtre remplis de plus de douze cent personnes ; et dans le parterre il y avait encore sur des bancs une plus grande quantité de monde. Cette Salle était percée par deux grandes arcades dont l’une était vis-à-vis du Théâtre et l’autre du côté qui va vers la grande allée. L’ouverture du Théâtre était de trente-six pieds, et de chaque côté il y avait deux grandes colonnes torses de bronze et de lapis environnées de branches et de feuilles de vigne d’or : Elles étaient posées sur des piédestaux de marbre, et portaient une grande corniche aussi de marbre dans le milieu de laquelle on voyait les armes du Roi sur un cartouche doré accompagné de trophées ; l’architecture était d’ordre Ionique. Entre chaque colonne il y avait une figure : Celle qui était à droite représentait la Paix, et celle qui était à gauche figurait la Victoire, pour montrer que sa Majesté est toujours en état de faire que ses peuples jouissent d’une paix heureuse et pleine d’abondance, en établissant le repos dans l’Europe, Où d’une victoire glorieuse et remplie de joie, quand Elle est obligée de prendre les armes pour soutenir ses droites.

 

Lorsque leurs Majestés furent arrivées dans ce lieu dont la grandeur et la magnificence surprit toute la Cour ; et quand Elles eurent pris leurs places sur le haut Dais qui était au milieu du parterre, on leva la toile qui cachait la décoration du Théâtre : et alors les yeux se trouvant tout à fait trompés, l’on crut voir effectivement un jardin d’une beauté extraordinaire.

 

À l’entrée de ce jardin l’on découvrait deux palissades si ingénieusement moulées qu’elles formaient un ordre d’architecture, dont la corniche était soutenue par quatre termes qui représentaient des Satyres. La partie d’en bas de ces termes, et ce qu’on appelle gaine était de jaspe et le reste de bronze doré. Ces Satyres portaient sur leurs têtes des corbeilles pleines de fleurs : Et sur les piédestaux de marbre qui soutenaient ces mêmes termes, il y avait de grands vases dorés aussi remplis de fleurs.
Un peu plus loin paraissaient deux terrasses revêtues de marbre blanc qui environnaient un long canal. Aux bords de ces terrasses il y avait des masques dorés qui vomissaient de l’eau dans le canal, et au-dessus de ces masques on voyait des vases de bronze doré d’où sortaient aussi autant de véritables jets d’eau.

 

On montait sur ces terrasses par trois degrés, et sur la même ligne où étaient rangés les termes il y avait d’un côté et d’autre une allée de grands arbres entre lesquels paraissaient des cabinets d’une architecture rustique : Chaque cabinet couvrait un grand bassin de marbre soutenu sur un piédestal de même matière, et de ces bassins sortaient autant de jets d’eau.
Le bout du canal le plus proche était bordé de douze jets d’eau qui formaient autant de chandeliers, et à l’autre extrémité on voyait un superbe édifice en forme de dôme. Il était percé de trois grands portiques au travers desquels on découvrait une grande étendue de pays.

 

D’abord l’on vit sur le Théâtre une collation magnifique d’oranges de Portugal et de toutes sortes de fruits chargés à fond et en pyramides dans trente-six corbeilles qui furent servies à toute la Cour par le Maréchal de Bellefond, et par plusieurs Seigneurs, pendant que le sieur de Launay Intendant des menus plaisirs et affaires de la Chambre donnait de tous côtés des imprimés qui contenaient le sujet de la Comédie et du Ballet.

 

Bien que la pièce qu’on représenta doive être considérée comme un Impromptu et un de ces ouvrages où la nécessité de satisfaire sur le champ aux volontés du Roi ne donne pas toujours le loisir d’y apporter la dernière main, et d’en former les derniers traits ; néanmoins il est certain qu’elle est composée de parties si diversifiées et si agréables qu’on peut dire qu’il n’en a guère paru sur le Théâtre de plus capable de satisfaire tout ensemble l’oreille et les yeux des spectateurs. La prose dont on s’est servi est un langage très propre pour l’action qu’on représente ; et les vers qui se chantent entre les actes de la Comédie conviennent si bien au sujet et expriment si tendrement les passions dont ceux qui les récitent doivent être émus, qu’il n’y a jamais rien eu de plus touchant. Quoiqu’il semble que ce soit deux Comédies que l’on joue en même temps, dont l’une soit en prose et l’autre en vers, elles sont pourtant si bien unies à un même sujet qu’elles ne font qu’une même pièce et ne représentent qu’une seule action.
L’ouverture du théâtre se fait par quatre Bergers * [en marge : * Beauchamp.] déguisés en valets de fêtes qui accompagnés de quatre autre Bergers * [en marge : * S. André, La Pierre, Favier. * Descouteaux, Philbert, Jean et Martin Hottere.] qui jouent de la flûte, font une danse où ils obligent d’entrer avec eux un riche Paysan qu’ils rencontrent, qui mal satisfait de son mariage, n’a l’esprit rempli que de fâcheuses pensés : Aussi l’on voit qu’il se retire bientôt de leur compagnie où il n’a demeuré que par contrainte.
– Climène [* Mlle Hylaire] et * Cloris [en marge : *Mlle Des Fronteaux.] qui sont deux Bergères amies, entendant le son des flûtes, viennent joindre leurs voix à ces instruments et chantent

 

L’Autre jour d’Annette
J’entendis la voix,
Qui sur la musette
Chantait dans nos bois ;
Amour, que sous ton empire
On souffre de maux cuisants !
Je le puis bien dire
Puisque je le sens.

 

La jeune Lisette
Au même moment
Sur le ton d’Annette
Reprit tendrement,
Amour, si sous ton empire
Je souffre des maux cuisants,
C’est de n’oser dire
Tout ce que je sens.

 

 

– Tircis [* Blondel.] et * Philène [*Gaye.] Amants de ces deux Bergères, les abordent pour les entretenir de leur passion, et font avec elles une Scène en musique.

Cloris.
Laissez-nous en repos, Philène.

 

Climène.
Tircis, ne viens point m’arrêter.

 

Tircis, et Philène.
Ah ! belle inhumaine,
Daigne un moment m’écouter ?

 

Climène, et Cloris.
Mais, que me veux-tu conter ?

 

Les deux Bergers.
Que d’une flamme immortelle
Mon coeur brûle sous tes lois.

 

Les deux Bergères.
Ce n’est pas une nouvelle,
Tu me l’as dit mille fois.

 

Philène.
Quoi ? veux-tu toute ma vie
Que j’aime et n’obtienne rien ?

 

Cloris.
Non, ce n’est pas mon envie,
N’aime plus, je le veux bien.

 

Tircis.
Le Ciel me force à l’hommage
Dont tous ces bois sont témoins.

 

Climène.
C’est au Ciel, puisqu’il t’engage,
À te payer de tes soins.

 

Philène.
C’est par ton mérite extrême
Que tu captives mes voeux.

 

Cloris.
Si je mérite qu’on m’aime
Je ne dois rien à tes feux.

 

Les deux Bergers.
L’éclat de tes yeux me tue.

 

Les deux Bergères.
Détourne de moi tes pas.

 

Les deux Bergers.
Je me plais dans cette vue.

 

Les deux Bergères.
Berger, ne t’en plains donc pas.

 

Philène.
Ah ! belle Climène.

 

Tircis.
Ah ! belle Cloris.

 

Philène.
Rends-la pour moi plus humaine.

 

Tircis.
Dompte pour moi ses mépris.

 

Climène, à Cloris.
Sois sensible à l’amour que te porte Philène.

 

Cloris, à Climène.
Sois sensible à l’ardeur dont Tircis est épris.

 

Climène.
Si tu veux me donner ton exemple, Bergère,
Peut-être je le recevrai.

 

Cloris.
Si tu veux te résoudre à marcher la première,
Possible que je te suivrai.

 

Climène, à Philène.
Adieu, Berger.

 

Cloris, à Tircis.
Adieu, Berger.

 

Climène.
Attends un favorable sort.

 

Cloris.
Attends un doux succès du mal qui te possède.

 

Tircis.
Je n’attends aucun remède.

 

Philène.
Et je n’attends que la mort.

 

Tircis, et Philène.
Puisqu’il nous faut languir en de tels déplaisirs,
Mettons fin en mourant à nos tristes soupirs.

 

Ces deux Bergers se retirent l’âme pleine de douleur et de désespoir, et ensuite de cette Musique commence le premier Acte de la Comédie en prose.

 

Le sujet est qu’un riche Paysan s’étant marié à la fille d’un Gentilhomme de campagne, ne reçoit que du mépris de sa femme aussi bien que de son beau-père et de sa belle-mère, qui ne l’avaient pris pour leur gendre qu’à cause de ses grands biens.
Toute cette Pièce est traitée de la même sorte que le sieur de Molière a de coutume de faire ses autres Pièces de théâtre ; c’est-à-dire qu’il y représente avec des couleurs si naturelles le caractère des personnes qu’il introduit, qu’il ne se peut rien voir de plus ressemblant que ce qu’il a fait pour montrer la peine et les chagrins où se trouvent souvent ceux qui s’allient au-dessus de leur condition. Et quand il dépeint l’humeur et la manière de faire de certains Nobles campagnards, il ne forme point de traits qui n’expriment parfaitement leur véritable image. Sur la fin de l’Acte le Paysan est interrompu par une Bergère qui lui vient apprendre le désespoir des deux Bergers : mais comme il est agité d’autres inquiétudes, il la quitte en colère, et Cloris entre qui vient faire une plainte sur la mort de son Amant.

 

Ah ! mortelles douleurs !
Qu’ai-je plus à prétendre ?
Coulez, coulez mes pleurs,
Je n’en puis trop répandre.

 

Pourquoi faut-il qu’un tyrannique honneur
Tienne notre âme en esclave asservie ?
Hélas ! pour contenter sa barbare rigueur
J’ai réduit mon Amant à sortir de la vie.

 

Ah ! mortelles douleurs !
Qu’ai-je plus à prétendre ?
Coulez, coulez mes pleurs,
Je n’en puis trop répandre.

 

Me puis-je pardonner dans ce funeste sort
Les sévères froideurs dont je m’était armée,
Quoi donc, mon cher amant, je t’ai donné la mort :
Est-ce le prix, hélas ! de m’avoir tant aimée ?
Ah ! mortelles douleurs, etc.

 

Après cette plainte commença le second Acte de la Comédie en prose. C’est une suite des déplaisirs du Paysan marié qui se trouve encore interrompu par la même Bergère, qui vient lui dire que Tircis et Philène ne sont point morts, et lui montre six Bateliers * [Jouan, Beauchamp, Chicanneau, Favier, Noblet, Mayeu.] qui les ont sauvés. La Paysan importuné de tous ces avis se retire et quitte la place aux Bateliers, qui ravis de la récompense qu’ils ont reçue dansent avec leurs crocs et se jouent ensemble, après quoi se récite le troisième acte de la Comédie en prose.

 

Dans ce dernier Acte l’on voit le Paysan dans le comble de la douleur par les mauvais traitements de sa femme. Enfin un de ses amis lui conseille de noyer dans le vin toutes ses inquiétudes, et l’emmène pour joindre sa troupe, voyant venir toute la foule des Bergers amoureux qui commence à célébrer par des chants et des danses le pouvoir de l’amour.

 

Ici la décoration du théâtre se trouve changée en un instant, et l’on ne peut comprendre comment tant de véritables jets d’eau ne paraissent plus, ni par quel artifice au lieu de ces cabinets et de ces allées on ne découvre sur le théâtre que de grandes roches entremêlées d’arbres, où l’on voit plusieurs Bergers qui chantent et qui jouent de toutes sortes d’instruments. Cloris commence la première à joindre sa voix au son des flûtes et des musettes.

 

Cloris.
Ici l’ombre des ormeaux
Donne un teint frais aux herbettes,
Et les bords de ces ruisseaux
Brillent de mille fleurettes
Qui se mirent dans les eaux.
Prenez, Bergers, vos musettes,
Ajustez vos chalumeaux,
Et mêlons nos chansonnettes
Aux chants des petits oiseaux.

 

Le Zéphire entre ces eaux
Fait mille courses secrètes,
Et les Rossignols nouveaux
De leurs douces amourettes
Parlent aux tendres rameaux.
Prenez, Bergers, vos musettes, etc.

 

 

Pendant que la Musique charme les oreilles, les yeux sont agréablement occupés à voir danser plusieurs Bergers * [en marge gauche :* Bergers. Chicanneau, S. André, La Pierre, Favier. Bergères. Bonard, Arnald, Noblet, Foignard.] et Bergères galamment vêtues. Et Climène chante.

 

Ah ! qu’il est doux, belle Sylvie,
Ah ! qu’il est doux de s’enflammer ;
Il faut retrancher de la vie
Ce qu’on en passe sans aimer.

 

Cloris.
Ah ! les beaux jours qu’Amour nous donne
Lorsque sa flamme unit les coeurs ;
Est-il ni gloire ni Couronne
Qui vaille ses moindres douceurs ?
Qu’avec peu de raison on se plaint d’un martyre
Que suivent de si doux plaisirs.

 

Philène.
Un moment de bonheur dans l’amoureux Empire
Répare dix ans de soupirs.

 

Tous ensemble.
Chantons tous de l’amour le pouvoir adorable,
Chantons tous dans ces lieux
Ses attraits glorieux ;
Il est le plus aimable
Et le plus grand des Dieux.

 

À ces mots l’on vit s’approcher du fond du théâtre un grand rocher couvert d’arbres, sur lequel était assise toute la troupe de Bacchus composée de quarante Satyres, * [en marge droite : * D’estival.] l’un deux s’avançant à la tête chante fièrement ces paroles,

 

Arrêtez, c’est trop entreprendre,
Un autre Dieu dont nous suivons les lois,
S’oppose à cet honneur qu’à l’ Amour osent rendre
Vos musettes et vos voix :

 

À des titres si beaux, Bacchus seul peut prétendre,
Et nous sommes ici pour défendre ses droits.

 

Choeur de Bacchus.
Nous suivons de Bacchus le pouvoir adorable,
Nous suivons en tous lieux
Ses attraits glorieux,
Il est le plus aimable
Et le plus grand des Dieux.

 

Plusieurs du parti de Bacchus mêlaient aussi leurs pas à la Musique, et l’on vit un combat des Danseurs et des Chantres qui soutenaient le parti de l’Amour.

 

Cloris.
C’est le Printemps qui rend l’âme
A nos champs semés de fleurs ;
Mais c’est l’Amour et sa flamme
Qui font revivre nos coeurs.

 

Un suivant de Bacchus.* [en marge gauche : * Gingan.]
Le Soleil chasse les ombres
Dont le Ciel est obscurci,
Et des âmes les plus sombres
Bacchus chasse le souci.

 

Choeur de Bacchus.
Bacchus est révéré sur la terre et sur l’onde.

 

Choeur de l’Amour.
Et l’Amour est un Dieu qu’on adore en tous lieux.

 

Choeur de Bacchus.
Bacchus à son pouvoir a soumis tout le monde.

 

Choeur de l’Amour.
Et l’Amour a dompté les Hommes et les Dieux.

 

Choeur de Bacchus.
Rien peut-il égaler sa douceur sans seconde ?

 

Choeur de l’Amour.
Rien peut-il égaler ses charmes précieux ?

 

Choeur de Bacchus.
Fi de l’amour et de ses feux.

 

Le parti de l’Amour.
Ah ! quel plaisir d’aimer.

 

Le parti de Bacchus.
Ah ! quel plaisir de boire.

 

Le parti de l’Amour.
À qui vit sans amour, la vie est sans appâts.

 

Le parti de Bacchus.
C’est mourir que de vivre, et de ne boire pas.

 

Le parti de l’Amour.
Aimables fers,

 

Le parti de Bacchus.
Douce victoire.

 

Le parti de l’Amour.
Ah ! quel plaisir d’aimer.

 

Le parti de Bacchus.
Ah ! quel plaisir de boire.

 

Les deux partis.
Non, non c’est un abus,
Le plus grand Dieu de tous.

 

Le parti de l’Amour.
C’est l’Amour.

 

Le parti de Bacchus.
C’est Bacchus.

 

Un Berger * [* Le Gros.] arrive qui se jette au milieu des deux partis pour les séparer, et leur chante ces vers,
C’est trop, c’est trop, Bergers, hé pourquoi ces débats ?
Souffrons qu’en un parti la raison nous assemble,
L’Amour a des douceurs, Bacchus a des appâts,
Ce sont deux Déités qui sont fort bien ensemble,
Ne les séparons pas.

 

Les deux Choeurs ensemble.
Mêlons donc leurs douceurs aimables,
Mêlons nos voix dans ces lieux agréables,
Et faisons répéter aux Echos d’alentour,
Qu’il n’est rien de plus doux que Bacchus et l’Amour.

 

Tous les Danseurs se mêlent ensemble, et l’on voit parmi les Bergers et les Bergères quatre des suivants de Bacchus * [* Suivants de Bacchus. Beauchamp, Dolivet, Chicanneau, Mayeu. Bacchantes. Paysan, Manceau, Le Roi, Pesan.] avec des thyrses, et quatre Bacchantes avec des espèces de tambours de Basque, qui représentent ces cribles qu’elles portaient anciennement aux fêtes de Bacchus. De ces thyrses les suivants frappent sur les cribles des Bacchantes, et font différentes postures pendant que les Bergers et les Bergères dansent plus sérieusement.

 

On peut dire que dans cet ouvrage le sieur de Lully a trouvé le secret de satisfaire et de charmer tout le monde ; car jamais il n’y a rien eu de si beau ni de mieux inventé. Si l’on regarde les danses, il n’y a point de pas qui ne marque l’action que les Danseurs doivent faire, et dont les gestes ne soient autant de paroles qui se fassent entendre. Si l’on regarde la Musique, il n’y a rien qui n’exprime parfaitment toutes les passions et qui ne ravisse l’esprit des Auditeurs. Mais ce qui n’a jamais été vu, est cette harmonie de voix si agréable, cette symphonie d’instruments, cette belle union de différents choeurs, ces douces chansonnettes, ces dialogues si tendres et si amoureux, ces échos, et enfin cette conduite admirable dans toutes les parties, où depuis les premiers récits l’on a vu toujours que la Musique s’est augmentée, et qu’enfin après avoir commencé par une seule voix, elle a fini par un concert de plus de cent personnes que l’on a vues toutes à la fois sur un même Théâtre joindre ensemble leurs instruments, leurs voix et leurs pas, dans un accord et une cadence qui finit la Pièce, en laissant tout le monde dans une admiration qu’on ne peut assez exprimer.

 

Cet agréable spectacle étant fini de la sorte, le Roi et toute la Cour sortirent par le Portique du côté gauche du Salon, et qui rend dans l’allée de traverse au bout de laquelle à l’endroit où elle coupe l’allée des prés, l’on aperçut de loin un Edifice élevé de cinquante pieds de haut. Sa figure était octogone, et sur le haut de la couverture s’élevait une espèce de Dôme d’une grandeur et d’une hauteur si belle et si proportionnée que le tout ensemble ressemblait beaucoup à ces beaux temples antiques dont l’on voit encore quelques restes : Il était tout couvert de feuillages, et rempli d’une infinité de lumières. À mesure qu’on s’en approchait on y découvrait mille différentes beautés : Il était isolé et l’on voyait dans les huit angles autant de pilastres qui servaient comme de pieds forts ou d’arcs-boutants élevés de quinze pieds de haut. Au-dessus de ces pilastres il y avait de grands vases ornés de différentes façons et remplis de lumières. Du haut de ces vases sortait une fontaine qui retombant à l’entour les environnait comme d’une cloche de cristal. Ce qui voyait un feu éclairer agréablement au milieu de l’eau.
Cet édifice était percé de huit portes. Au devant de celle par où l’on entrait, et sur deux piédestaux de verdure étaient deux grandes figures dorées qui représentaient deux Faunes jouant chacun d’un instrument. Au-dessus de ces portes on voyait comme une espèce de frise ornée de huit grands bas-reliefs, représentant par des figures assises les quatre Saisons de l’année et les quatre parties du Jour. À côté des premières il y avait de doubles L. et à côté des autres des fleurs de lys. Elles étaient toutes enchâssées parmi le feuillage, et faites avec un artifice de lumière si beau et si surprenant, qu’il semblait que toutes ces figures, ces L, et ces fleurs de lys fussent d’un métal lumineux et transparent.

 

Le tour du petit dôme était aussi orné de huit bas-reliefs éclairés de la même sorte ; mais au lieu de figures c’était des trophées disposés en différentes manières. Sur les angles du principal édifice et du petit dôme, il y avait de grosses boules de verdure qui en terminaient les extrémités.

 

Si l’on fut surpris en voyant par dehors la beauté de ce lieu, on le fut encore davantage en voyant le dedans. Il était presque impossible de ne se pas persuader que ce ne fût un enchantement, tant il y paraissait de choses qu’on croirait ne se pouvoir faire que par magie. Sa grandeur était de huit toises de diamètre. Au milieu il y avait un grand Rocher, et autour du Rocher une table de figure octogone chargée de soixante-quatre couverts. Ce Rocher était percé en quatre endroits, il semblait que la Nature eût fait choix de tout ce qu’elle a de plus beau et de plus riche pour la composition de cet ouvrage, et qu’elle eût elle-même pris plaisir d’en faire son chef-d’oeuvre : tant les Ouvriers avaient bien su cacher l’artifice dont ils s’étaient servis pour l’imiter.

 

Sur la cime du Rocher était le cheval Pégase : il semblait en se cabrant faire sortir l’eau qu’on voyait couler doucement de dessous ses pieds ; mais qui aussitôt tombait avec abondance et formait comme quatre fleuves. Cette eau qui se précipitait avec violence et par gros bouillons parmi les pointes du Rocher, le rendait tout blanc d’écume et ne s’y perdait que pour paraître ensuite plus belle et plus brillante : Car ressortant avec impétuosité par des endroits cachés, elle faisait des chutes d’autant plus agréables qu’elles se séparaient en plusieurs petits ruisseaux parmi les cailloux et les coquilles. Il sortait de tous les endroits les plus creux du Rocher mille gouttes d’eau, qui,

Ressources complémentaires

Les spectacles et la vie de cour selon les gazetiers
Chronologie moliéresque
Textes du XVIIe siècle en version intégrale
Textes de Molière en version diplomatique

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