Le fait que l’esprit soit uni au corps et puisse par conséquent agir sur lui avait fait l’objet de longs et complexes développements dans deux traités récents inspirés par la pensée de Descartes :
– le Traité de l’esprit de l’homme, de ses facultés et fonctions, et de son union avec le corps, suivant les principes de René Descartes (1661) de Louis de La Forge (1)
– le Discernement de l’âme et du corps (1666) de Géraud de Cordemoy (2)
On retrouve cette idée à la mode dans l’essai « De la faiblesse de l’homme » (Essais de morale, 1671) de Pierre Nicole (3)
(1)
Si nous en croyons notre conscience, nous ne douterons point non plus que la force de mouvoir le corps ne soit aussi un apanage de l’esprit et de la pensée ; mais elle semble dépendre principalement de la volonté ; car en effet si nous examinons la chose de près, nous trouverons que nous n’avons point d’autre idée de cette force, sinon que nous remuons nos membres quand et comment nous voulons, sans en pouvoir donner d’autre raison principale que notre volonté même ; il est vrai que nous expérimentons que ce n’est pas cette puissance qui nous remue immédiatement et par elle-même nos membres extérieurs ; car si cela était il n’y aurait point de paralytiques, n’y ayant point d’homme en qui cette volonté ne se rencontre ; et même, comme dit fort bien Monsieur Descartes dans la 21. lettre du premier volume, notre âme ne conduit pas directement par sa volonté les esprits animaux dans les lieux où ils peuvent être utiles ou nuisibles, c’est seulement en voulant ou en pensant à quelque autre chose, avec laquelle les mouvements propres pour cet effet sont naturellement joints. C’est ainsi qu’il faut entendre tous les endroits, où il dit que l’âme n’a pas le pouvoir de faire mouvoir le corps, c’est-à-dire, de le mouvoir directement en remuant par elle-même les muscles, ou augmentant le mouvement des esprits qui y peuvent aller pour les mouvoir : mais il ne nie pas qu’elle n’ait le pouvoir de les déterminer à couler plutôt vers un muscle que vers un autre, sans rien changer dans leur mouvement que la seule détermination.
( p. 88-89)
De plus, toute sorte de mouvement n’est pas joint indifféremment à toute sorte d’inclination de la volonté ; car, par exemple, le mouvement des esprits animaux qui sous une certaine forme serait capable de nous faire imaginer une telle chose, ou exciter une telle passion, ou bien mouvoir un tel membre, n’est pas jointe avec la volonté de mouvoir la glande d’une telle manière, de pousser les esprits animaux d’une telle façon, ni de les envoyer par tels tuyaux en tels muscles, etc. Mais ce mouvement est joint immédiatement avec la volonté de penser à une telle chose, ou avec la pensée qui peut exciter une telle passion, ou avec le dessein de mouvoir un tel membre ; et bien que de cette volonté de penser à une telle chose, il ne s’ensuive rien autre chose précisément, sinon que la glande se tourne en de divers côtés, jusqu’à ce qu’elle vienne rencontrer certains pores, par l’ouverture desquels l’espèce corporelle à laquelle l’idée d’une telle chose est attachée, peut être reproduite ; et que de la volonté de mouvoir un tel membre, il ne s’ensuive aussi rien autre chose précisément, sinon qu’elle fait sortir les esprits animaux de la manière propre à les porter dans les muscles qui le peuvent mouvoir, ainsi que les paralysies nous montrent clairement ; toutefois nous aurions beau avoir la volonté de faire mouvoir ça et là cette glande, ou de pousser les esprits animaux de la façon nécessaire pour faire mouvoir quelque membre, l’expérience fait voir que cela serait absolument inutile.
( p. 222-223)
L’esprit ne donne jamais sujet au corps de rompre cette alliance, mais […] la cause en vient toujours du côté du corps ; et si vous m’en demandez la raison, je vous dirai que l’esprit étant incorruptible ne peut manquer de son côté que par le défaut de sa volonté ; mais comme cette union n’en dépend pas, ce défaut aussi ne saurait rompre cette alliance, et partant la cause de cette rupture ne peut venir que de la part du corps : car elle ne peut pas venir du côté de Dieu, d’autant qu’il est immuable.
( p. 225)
(2)
Ce merveilleux rapport de nos mouvements et de nos pensées me donne occasion de parler de l’union de notre corps et de notre âme, et de la manière dont ils agissent l’un sur l’autre. Ce sont deux choses que l’on a toujours admirées sans les expliquer.
( p. 119)
Mais si cet esprit, dont la nature est de penser, à quelques pensées, auxquelles le corps puisse avoir du rapport par son étendue, par son mouvement ou par autre chose de sa nature ; par exemple, si de ce que cet esprit voudra que ce corps soit mû en certain sens, ce corps est tellement disposé qu’en effet il y soit mû ; ou, si de ce qu’il y aura de certains mouvements en ce corps il vient de certaines perceptions en cet esprit ; on pourra dire (par quelque puissance qu’ils aient été ainsi disposés) qu’ils sont unis : et tandis qu’ils auront ce rapport entre eux, on pourra dire que leur union continue.
( p. 122)
(3)
On voit que ce corps est une machine composée d’une infinité de tuyaux et de ressorts propres à produire une diversité infinie d’actions et de mouvements, soit pour la conservation même de cette machine, soit pour d’autres usages auxquels on l’emploie […] L’homme a le pouvoir de remuer certaines parties de sa machine qui obéissent à sa volonté, et par le mouvement de cette machine, il remue aussi quelques corps étrangers selon le degré de sa force.
(éd. de 1672, p. 8-9)