Datée du 20 août 1667, cette lettre a paru dans les jours ou les semaines qui suivirent, sans nom d’auteur, ni lieu d’édition, ainsi que sans privilège ni permission.
Elle se propose de défendre Le Tartuffe en faisant connaître le contenu de la version jouée le 5 août 1667.
LETTRE SUR LA COMÉDIE DE L’IMPOSTEUR.
AVIS
Cette lettre est composée de deux parties : la première est une relation de la représentation de L’Imposteur, et la dernière consiste en deux réflexions sur cette comédie. Pour ce qui est de la relation, on a cru qu’il était à propos d’avertir ici que l’auteur n’a vu la pièce qu’il rapporte que la seule fois qu’elle a été représentée en public, et sans aucun dessein d’en rien retenir, ne prévoyant pas l’occasion qui l’a engagé à faire ce petit ouvrage : ce qu’on ne dit point pour le louer de bonne mémoire, qui est une qualité pour qui il a tout le mépris imaginable, mais bien pour aller au-devant de ceux qui ne seront pas contents de ce qui est inséré des paroles de la comédie dans cette relation, parce qu’ils voudraient voir la pièce entière, et qui ne seront pas assez raisonnables pour considérer la difficulté qu’il y a eu à en retenir seulement ce qu’on en donne ici. L’auteur s’est contenté la plupart du temps de rapporter à peu près les mêmes mots, et ne se hasarde guère à mettre des vers: il lui était bien aisé, s’il eût voulu, de faire autrement, et de mettre tout en vers ce qu’il rapporte, de quoi quelques gens se seraient peut-être mieux accommodés; mais il a cru devoir ce respect au poète dont il raconte l’ouvrage, quoiqu’il ne l’ait jamais vu que sur le théâtre, de ne point travailler sur sa matière, et de ne se hasarder pas à défigurer ses pensées, en leur donnant peut-être un tour autre que le sien. Si cette retenue et cette sincérité ne produisent pas un effet fort agréable, on espère du moins qu’elles paraîtront estimables à quelques-uns, et excusables à tous.
Des deux réflexions qui composent la dernière partie, on n’aurait point vu la plupart de la dernière, et l’auteur n’aurait fait que la proposer sans la prouver, s’il en avait été cru, parce qu’elle lui semble trop spéculative, mais il n’a pas été le maître: toutefois, comme il se défie extrêmement de-la délicatesse des esprits du siècle, qui se rebutent à la moindre apparence de dogme, il n’a pu s’empêcher d’avertir dans le lieu même, comme on verra, ceux qui n’aiment pas le raisonnement, qu’ils n’ont que faire de passer outre. Ce n’est pas qu’il n’ait fait tout ce que la brièveté du temps et ses occupations de devoir lui ont permis, pour donner à son discours l’air le moins contraint, le plus libre elle plus dégagé qu’il a pu; mais, comme il n’est point de genre d’écrire plus difficile que celui-là, il avoue de bonne foi qu’il aurait encore besoin de cinq ou six mois pour mettre ce seul discours du ridicule non pas dans l’état de perfection dont la matière est capable, mais seulement dans celui qu’il est capable de lui donner.
En général, on prie les lecteurs de considérer la circonspection dont l’auteur a usé dans cette matière, et de remarquer que dans tout ce petit ouvrage il ne se trouvera pas qu’il juge en aucune manière de ce qui est en question, sur la comédie qui en est le sujet : car, pour la première partie, ce n’est, comme on l’a déjà dit, qu’une relation fidèle de la chose, et de ce qui s’en est dit pour et contre par les intelligents; et, pour les réflexions qui composent l’autre, il n’y parle que sur des suppositions qu’il n’examine point. Dans la première, il suppose l’innocence de cette pièce, quant au particulier de tout ce qu’elle contient, ce qui est le point de la question, et s’attache simplement à combattre une objection générale qu’on a faite, sur ce qu’il est parlé de la religion; et, dans la dernière, continuant sur la même supposition, il propose une utilité accidentelle qu’il croit qu’on en peut tirer contre la galanterie et les galants, utilité qui assurément est grande, si elle est véritable; mais qui, quand elle le serait, ne justifierait pas les défauts essentiels que les puissances ont trouvés dans cette comédie, si tant est qu’ils y soient, ce qu’il n’examine point.
C’est ce qu’on a cru devoir dire par avance, pour la satisfaction des gens sages, et pour prévenir la pensée que le titre de cet ouvrage leur pourrait donner, qu’on manque au respect qui est dû aux puissances: mais aussi, après avoir eu cette déférence et ce soin pour le jugement des hommes, et leur avoir rendu un témoignage si précis de sa conduite, s’ils n’en jugent pas équitablement, l’auteur a sujet de s’en consoler, puisqu’il ne fait enfin que ce qu’il croit devoir à la justice, à la raison et à la vérité.
Monsieur,
Puisque c’est un crime pour moi que d’avoir été à la première représentation de L’Imposteur, que vous avez manquée, et que je ne saurais en obtenir le pardon qu’en réparant la perte que vous avez faite et qu’il vous plaît de m’imputer, il faut bien que j’essaie de rentrer dans vos bonnes grâces, et que je fasse violence à ma paresse pour satisfaire votre curiosité.
Imaginez-vous donc de voir d’abord paraître une vieille, qu’à son air et à ses habits on n’aurait garde de prendre pour la mère du maître de la maison, si le respect et l’empressement avec lequel elle est suivie de personnes très propres et de fort bonne mine ne la faisaient connaître. Ses paroles et ses grimaces témoignent également sa colère et l’envie qu’elle a de sortir d’un lieu où elle avoue franchement qu’elle ne peut plus demeurer, voyant la manière de vie qu’on y mène. C’est ce qu’elle décrit d’une merveilleuse sorte ; et comme son petit-fils ose lui répondre, elle s’emporte contre lui et lui fait son portrait avec les couleurs les plus naturelles et les plus aigres qu’elle peut trouver, et conclut qu’il y a longtemps qu’elle dit à son père qu’il ne serait jamais qu’un vaurien.
Autant en fait-elle, pour le même sujet, à sa bru, au frère de sa bru et à sa suivante ; la passion qui l’anime lui fournissent des paroles, elle réussit si bien dans tous ces caractères si différents, que le spectateur ôtant de chacun d’eux ce qu’elle y met du sien, c’est-à-dire l’austérité ridicule du temps passé, avec laquelle elle juge de l’esprit et de la conduite d’aujourd’hui, connaît tous ces gens-là mieux qu’elle-même, et reçoit une volupté très sensible d’être informé, dès l’abord, de la nature des personnages par une voie si fidèle et si agréable.
Sa connaissance n’est pas bornée à ce qu’il voit, et le caractère des absents résulte de celui des présents. On voit fort clairement, par tout le discours de la vieille, qu’elle ne jugerait pas si rigoureusement des déportements de ceux à qui elle parle, s’ils avaient autant de respect, d’estime et d’admiration que son fils et elle pour M. Panulphe ; que toute leur méchanceté consiste dans le peu de vénération qu’ils ont pour ce saint homme, et dans le déplaisir qu’ils témoignent de la déférence et de l’amitié avec laquelle il est traité par le maître de la maison ; que ce n’est pas merveille qu’ils le haïssent comme ils font, censurant leur méchante vie comme il fait, et qu’enfin la vertu est toujours persécutée.
Les autres se voulant défendre, achèvent le caractère du saint personnage, mais pourtant seulement comme d’un zélé indiscret et ridicule. Et sur ce propos, le frère de la bru commence déjà à faire voir quelle est la véritable dévotion, par rapport à celle de M. Panulphe : de sorte que le venin, s’il y en a à tourner la bigoterie en ridicule, est presque précédé par le contrepoison. Vous remarquerez, s’il vous plaît, que pour achever la peinture de ce bon Monsieur, on lui a donné un valet, duquel, quoiqu’il n’ait point à paraître, on fait le caractère tout semblable au sien, c’est-à-dire, selon Aristote, qu’on dépeint le valet pour faire mieux connaître le maître. La Suivante, sur ce propos, continuant de se plaindre des réprimandes continuelles de l’un et de l’autre, expose, entre autres, le chapitre sur lequel M. Panulphe est plus fort, c’est à crier contre les visites que reçoit Madame, et dit sur cela, voulant seulement plaisanter et faire enrager la vieille, et sans qu’il paraisse qu’elle se doute déjà de quelque chose, qu’il faut assurément qu’il en soit jaloux, ce qui commence cependant à rendre croyable l’amour brutal et emporté qu’on verra aux actes suivants dans le saint personnage. Vous pouvez croire que la vieille n’écoute pas cette raillerie, qu’elle croit impie, sans s’emporter horriblement contre celle qui la fait ; mais comme elle voit que toutes ce raisons ne persuadent point ces esprits obstinés, elle recourt aux autorités et aux exemples, et leur apprend les étranges jugements que font les voisins de leur manière de vivre ; elle appuie particulièrement sur une voisine, dont elle propose l’exemple à sa bru, comme un modèle de vertu parfaite et enfin de la manière qu’il faudrait qu’elle vécut, c’est-à-dire à la Panulphe. La Suivante repart aussitôt que la sagesse de cette voisine a attendu sa vieillesse, et qu’il lui faut bien pardonner si elle est prude, parce qu’elle ne l’est qu’à son corps défendant. Le frère de la bru continue par un caractère sanglant qu’il faut de l’humeur des gens de cet âge, qui blâment tout ce qu’ils ne peuvent plus faire. Comme cela touche la vieille de fort près, elle entreprend avec grande chaleur de répondre, sans pourtant témoigner se l’appliquer en aucune façon : ce que nous ne faisons jamais dans ces occasions, pour avoir un champ plus libre à nous défendre, en feignant d’attaquer simplement la thèse proposée, et à évaporer toute notre bile contre qui nous pique de cette manière subtile, sans qu’il paraisse que nous le fassions pour notre intérêt. Pour remettre la vieille de son émotion, le frère continue, sans faire semblant d’apercevoir le désordre où son discours l’a mise ; et pour un exemple de bigoterie qu’elle avait apporté, il en donne six ou sept qu’il propose, soutient et prouve l’être de la véritable vertu (nombre qui excède de beaucoup celui des bigots allégués par la vieille), pour aller au-devant des jugements malicieux ou libertins qui voudraient induire de l’aventure qui fait le sujet de cette pièce qu’il n’y a point ou fort peu de véritables gens de bien, en témoignant par ce dénombrement que le nombre en est grand en soi, voire très grand, si on le compare à celui des fieffés bigots, qui ne réussiraient pas si bien dans le monde s’ils étaient encore ans la chaleur de la dispute, donne un soufflet, sans aucun sujet, à la petite fille sur qui elle s’appuie, qui n’en pouvait mais. Cependant le frère parlant d’elle et l’appelant la bonne femme, donne occasion à la Suivante de mettre la dernière main à ce ravissant caractère, en lui disant qu’il n’aurait qu’à l’appeler ainsi devant elle : qu’elle lui dirait bien qu’elle le trouve bon, et qu’elle n’est point d’âge à mériter ce nom.
Ensuite ceux qui sont restés parlent d’affaire, et exposent qu’ils sont en peine de faire achever un mariage, qui est arrêté depuis longtemps, d’un fort brave cavalier avec la fille de la maison, et que quelle peut être la cause de ce retardement, ils l’attribuent fort naturellement au principe général de toutes les actions de ce pauvre homme coiffé de M. Panulphe, c’est-à-dire à M. Panulphe même, sans toutefois comprendre pourquoi ni comment il peut en être la cause. Et là on commence à raffiner le caractère du saint personnage, en montrant, par l’exemple de cette affaire domestique, comment les dévôts ne s’arrêtant pas simplement ce qui est plus directement de leur métier, qui est de critiquer et mordre, passent au-delà, sous des prétextes plausibles, à s’ingérer dans les affaires les plus secrètes et les plus séculières des familles.
Quoique la Dame se trouvât assez mal, elle était descendue avec bien de l’incommodité dans cette salle basse, pour accompagner sa belle-mère : ce qui commence à former admirablement son caractère, tel qu’il le faut pour la suite, d’une vraie femme de bien, qui connaît parfaitement ses véritables devoirs et qui y satisfait jusqu’au scrupule. Elle se retire avec la fille dont est question, nommée Mariane, et le frère de cette fille nommé Damis, après être tombés d’accord tous ensemble que le frère de la Dame pressera son mari pour avoir de lui une dernière réponse sur le mariage.
La Suivante demeure avec ce frère, dont le personnage est tout à fait heureux dans cette occasion, pour faire rapporter avec vraisemblance et bienséance à un homme qui n’est pas de la maison, quoique intéressé pour sa soeur dans tout ce qui s’y passe, de quelle manière M. Panulphe y est traité. Cette fille le fait admirablement : elle conte comment il tient le haut de la table aux repas ; comment il est servi le premier de tout ce qu’il y a de meilleur ; comment le maître de la maison et lui ne se traitent que de frère. Enfin, comme elle est en beau chemin, Monsieur arrive.
Il lui demande d’abord ce qu’on fait à la maison, et en reçoit pour réponse que Madame se porte assez mal ; à quoi, sans répliquer, il continue : Et Panulphe ? La Suivante, contrainte de répondre, lui dit brusquement que Panulphe se porte bien. Sur quoi l’autre s’écrie d’un ton mêlé d’admiration et de compassion : La pauvre homme ! La Suivante revient d’abord à l’incommodité de sa maîtresse, par trois fois est interrompue de même, répond de même, et revient de même, ce qui est la manière du monde la plus heureuse et la plus naturelle de produire un caractère aussi outré que celui de ce bon Seigneur, qui paraît de cette sorte d’abord dans le plus haut degré de son entêtement : ce qui est nécessaire, afin que le changement qui se fera dans lui quand il sera désabusé (qui est proprement le sujet de la pièce) paraisse d’autant plus merveilleux au spectateur.
C’est ici que commence le caractère le plus plaisant et le plus étrange des bigots ; car la Suivante ayant dit que Madame n’a point soupé, et Monsieur ayant répondu, comme j’ai dit : Et Panulphe ? elle réplique qu’il a mangé deux perdrix et quelque rôti outre cela, ensuite qu’il a fait la nuit toute d’une pièce, sur ce que sa maîtresse n’avait point dormi, et qu’enfin, le matin, avant que de sortir, pour réparer le sang qu’avait perdu Madame, il a bu quatre coups de bon vin pur. Tout cela, dis-je, le fait gourmand, ainsi que le sont la plupart des bigots.
La Suivante s’en va, et les beaux-frères restant seuls, le sage prend occasion sur ce qui vient de se passer de pousser l’autre sur le chapitre de son Panulphe. Cela semble affecté, non nécessaire et hors de propos à quelques-uns ; mais d’autres disent que, quoique ces deux hommes aient à parler ensemble d’autre chose de conséquence, pourtant la constitution de cette pièce est si heureuse, que l’hypocrite étant cause directement ou indirectement de tout ce qui s’y passe, on ne saurait parler de lui qu’à propos : qu’ainsi ne soit, ayant fait entendre aux spectateurs, dans la scène précédente, que Panulphe gouverne absolument l’homme dont il est question, il est fort naturel que son beau-frère prenne une occasion aussi favorable que celle-ci pour lui reprocher l’extravagante estime qu’il a pour ce cagot, qu’on croit être cause de la méchante disposition d’esprit où est le bonhomme touchant le mariage dont il s’agit, comme je l’ai déjà dit.
Le bon Seigneur donne, pour se justifier pleinement sur ce chapitre à son beau-frère, se met à lui conter comment il a pris Panulphe en amitié. Il dit que véritablement il était aussi pauvre des biens temporels que riche des éternels : qualité commune presque à tous les bigots, qui, pour l’ordinaire, ayant peu de moyens et beaucoup d’ambition, sans aucun des talents nécessaires pour la satisfaire honnêtement, résolus cependant de l’assouvir à quelque prix que ce soit, choisissent la voie de l’hypocrisie, dont les plus stupides sont capables et par où les plus fins se laissent duper. Le bonhomme continue qu’il le voyait à l’église prier Dieu avec beaucoup d’assiduité et de marques de ferveur ; que pour peu qu’on lui donnât, il disait bientôt : C’est assez ; et quand il avait plus qu’il ne lui fallait, il l’allait, aussitôt qu’il l’avait reçu, souvent même devant ceux qui lui avaient donné, distribuer aux pauvres. Tout cela fait un effet admirable, en ce que croyant parfaitement convaincre son beau-frère de la beauté de son choix et de la justice de son amitié pour Panulphe, le bonhomme le convainc entièrement de l’hypocrisie du personnage par tout ce qu’il dit : de sorte que ce même discours fait un effet directement contraire sur ces deux hommes, dont l’un est aussi charmé par son propre récit de la vertu de Panulphe, que l’autre demeure persuadé de sa méchanceté : ce qui joue si bien, que vous ne sauriez l’imaginer.
L’histoire du saint homme, étant faite de cette sorte, et par une bouche très fidèle, puisqu’elle est passionnée, finit son caractère, et attire nécessairement toute la foi du spectateur. Le beau-frère, plus pleinement confirmé dans son opinion qu’auparavant, prend occasion sur ce sujet de faire des réflexions très solides sur les différences qui se rencontrent entre la véritable et la fausse vertu, ce qu’il fait toujours d’une manière nouvelle.
Vous remarquerez, s’il vous plaît, que d’abord l’autre voulant exalter son Panulphe, commence à dire que c’est un homme, de sorte qu’il semble qu’il aille faire un long dénombrement de ses bonnes qualités ; et tout cela se réduit pourtant à dire encore une ou deux fois, mais un homme, un homme, et à conclure, un homme enfin, ce qui veut dire plusieurs choses admirables : l’une que les bigots n’ont, pour l’ordinaire aucune bonne qualité et n’ont pour tout mérite que leur bigoterie, ce qui paraît en ce que l’homme même qui est infatué de celui-ci ne sait que dire pour le louer ; l’autre est un beau jeu du sens de ces mots : C’est un homme, qui concluent très véritablement que Panulphe est extrêmement un homme, c’est-à-dire un fourbe, un méchant, un traître et un animal très pervers, dans le langage de l’ancienne comédie ; et enfin la merveille que l’on trouve dans l’admiration que notre entêté a pour son bigot, quoiqu’il ne sache que dire pour le louer, montre parfaitement le pouvoir vraiment étrange de la religion sur les esprits des hommes, qui ne leur permet pas de faire aucune réflexion sur les défauts de ceux qu’ils estiment pieux, et qui est plus grand lui seul que celui de toutes les autres choses ensemble.
Le bonhomme, pressé par les raisonnements de son beau-frère, auxquels il n’a rien à répondre, bien qu’il les croie mauvais, lui dit adieu brusquement, et le veut quitter sans autre réponse, ce qui est le procédé naturel des opiniâtres ; l’autre le retient pour lui parler de l’affaire du mariage, sur laquelle il ne lui répond qu’obliquement sans se déclarer, et enfin à la manière des bigots, qui ne disent jamais rien de positif, de peur de s’engager à quelque chose, et qui colorent toujours l’irrésolution qu’ils témoignent de prétextes de religion. Cela dure jusqu’à ce que le beau-frère lui demande un oui ou un non, à quoi lui ne voulant pas répondre, le quitte enfin brutalement, comme il avait déjà voulu faire : ce qui fait juger à l’autre que leurs affaires vont mal, et l’oblige d’y aller pourvoir.
La fille de maison commence le second acte avec son père. Il lui demande si elle n’est pas disposée à lui obéir toujours et à se conformer à ses volontés. Elle répond fort élégamment qu’oui. Il continue, et lui demande encore que lui semble de M. Panulphe. Elle, bien empêchée pourquoi on lui fait cette question, hésite ; enfin, pressée et encouragée de répondre, dit : Tout ce que vous voudrez. Le père lui dit qu’elle ne craigne point d’avouer ce qu’elle pense, et qu’elle dise hardiment, ce qu’aussi bien il devine aisément, que les mérites de M. Panulphe l’ont touchée, et qu’enfin elle l’aime. Ce qui est admirablement dans la nature, que cet homme se soit mis dans l’esprit que sa fille trouve Panulphe aimable pour mari, à cause que lui l’aime pour ami, n’y ayant rien de plus vrai, dans les cas comme celui-ci, que la maxime que nous jugeons des autres par nous-mêmes, parce que nous croyons toujours nos sentiments et nos inclinations fort raisonnables.
Il continue ; et supposant que ce qu’il s’imagine est une vérité, il dit qu’il la veut marier avec Panulphe, et qu’il croit qu’elle lui obéira fort volontiers quand il lui commandera de le recevoir pour époux. Elle, surprise, lui fait redire avec un hé de doute et d’incertitude de ce qu’elle a ouï : à quoi le père réplique par un autre, d’admiration de ce doute, après qu’il s’est expliqué si clairement. Enfin s’expliquant une seconde fois, et elle pensant bonnement, sur ce qu’il a témoigné croire qu’elle aime Panulphe, que c’est peut-être en suite de cette croyance qu’il les veut marier ensemble, lui dit avec un empressement fort plaisant qu’il n’en est rien, qu’il n’est pas vrai qu’elle l’aime. De quoi le père se mettant en colère, la Suivante survient, qui dit son sentiment là-dessus comme on peut penser. Le père s’emporte assez longtemps contre elle, sans la pouvoir faire taire ; enfin, comme elle s’en va, il s’en va aussi. Elle revient, et fait une scène toute de reproches et de railleries à la fille, sur la faible résistance qu’elle fait au beau dessein de son père, et lui dit fort plaisamment que, s’il trouve son Panulphe si bien fait (car le bonhomme avait voulu lui prouver cela), il peut l’épouser lui-même, si bon lui semble. Sur ce discours, Valère, amant de cette fille, à qui elle est promise, arrive. Il lui demande d’abord si la nouvelle qu’il a apprise de ce prétendu mariage est véritable. À quoi, dans la terreur où les menaces de son père et la surprise où ces nouveaux desseins l’ont jetée, ne répondant que faiblement et comme en tremblant, Valère continue à lui demander ce qu’elle fera. Interdite en partie de son aventure, en partie irritée du doute où il témoigne en quelque façon être de son amour, elle lui répond qu’elle fera ce qu’il lui conseillera. Il réplique, encore plus irrité de cette réponse, que, pour lui, il lui conseille d’épouser Panulphe. Elle repart, sur le même ton, qu’elle suivra son conseil. Il témoigne s’en peu soucier ; elle encore moins ; enfin ils se querellent et se brouillent si bien ensemble, qu’après mille retours ingénieux et passionnés, comme ils sont prêts à se quitter, la Suivante, qui les regardait faire pour en avoir le divertissement, entreprend de les raccommoder, et fait tant, qu’elle en vient à bout. Ils concluent, comme elle leur conseille, de ne se point voir pour quelque temps, et faire semblant cependant de fléchir aux volontés du père. Cela arrêté, Dorine les fait partir chacun de leur côté, avec plus de peine qu’elle n’en avait eu à les retenir, quand ils avaient voulu s’en aller un peu devant.
Ce dépit amoureux a semblé hors de propos à quelques-uns dans cette pièce ; mais d’autres prétendent, au contraire, qu’il représente très naïvement et très moralement la variété surprenante des principes d’agir qui se rencontrent en ce monde dans une même affaire, la fatalité qui fait le plus souvent brouiller les gens ensemble quand il le faut le moins, et la sottise naturelle de l’esprit des hommes, et particulièrement des amants, de penser à toute autre chose dans les extrémités qu’à ce qu’il faut, et s’arrêter alors à des choses de nulle conséquence dans ces temps-là, au lieu d’agir solidement dans le véritable intérêt de la passion. Cela sert, disent-ils encore, à faire mieux voir l’emportement et l’entêtement du père, qui peut rompre et rendre malheureuse une amitié si belle, née par ses ordres, et l’injustice de la plupart des bienfaits que les dévots reçoivent des grands, qui tournent pour l’ordinaire au préjudice d’un tiers et qui font toujours tort à quelqu’un : ce que les Panulphes pense être rectifié par la considération seule de leur vertu prétendue, comme si l’iniquité devenait innocente dans leur personne. Outre cela, tout le monde demeure d’accord que ce dépit a cela de particulier et d’original par-dessus ceux qui ont paru jusqu’à présent sur le théâtre, qu’il naît et finit devant les spectateurs dans une même scène, et tout cela aussi vraisemblablement que faisaient tous ceux qu’on avait vus auparavant, où ces colère amoureuses naissent de quelque tromperie faite par un tiers ou par le hasard et la plupart du temps derrière le théâtre ; au lieu qu’ici elles naissent divinement à la vue des spectateurs, de la délicatesse et de la force de la passion même, ce qui mériterait de longs commentaires.
Enfin Dorine, demeurée seule, est abordée par sa maîtresse et le frère de sa maîtresse avec Damis ; tous ensemble parlant de ce beau mariage, et ne sachant quelle autre voie prendre pour le rompre, se résolvent d’en faire parler à Panulphe même par la Dame, parce qu’ils commencent à croire qu’il ne la hait pas. Et par là finit l’acte, qui laisse, comme on voit, dans toutes les règles de l’art, une curiosité et une impatience extrême de savoir ce qui arrivera de cette entrevue, comme le premier avait laissé le spectateur en suspens et en doute de la cause pourquoi le mariage de Valère et de Mariane était rompu, qui est expliqué d’abord à l’entrée du second, comme on a vu.
Ainsi le troisième commence par le fils de la maison et Dorine, qui attend le bigot au passage pour l’arrêter au nom de sa maîtresse et lui demander de sa part une entrevue secrète. Damis le veut attendre aussi ; mais enfin la Suivante le chasse. À peine l’a-t-il laissée, que Panulphe paraît, criant à son valet : Lorent, serrez ma haire avec ma discipline, et que, si on le demande, il va aux prisonniers distribuer le superflu de ses deniers. C’est peut-être une adresse de l’auteur de ne l’avoir pas fait voir plus tôt, mais seulement quand l’action est échauffée ; car un caractère de cette force tomberait, s’il paraissait sans faire d’abord un jeu digne de lui, ce qui ne se pouvait que dans le fort de l’action.
Dorine l’aborde là-dessus ; mais à peine la voit-il, qu’il tire son mouchoir de sa poche et le lui présente, sans la regarder, pour mettre sur son sein, qu’elle a découvert, en lui disant que les âmes pudiques par cette vue sont blessées, et que cela fait venir de coupables pensées. Elle lui répond qu’il est donc bien fragile à la tentation, et que cela sied bien mal avec tant de dévotion ; que pour elle, qui n’est pas dévote de profession, elle n’est pas de même, et qu’elle le verrait tout nu depuis la tête jusqu’aux pieds sans émotion aucune. Enfin elle fait son message, et il le reçoit avec une joie qui le décontenance et le jette un peu hors de son rôle ; et c’est ici où l’on voit représentée mieux que nulle part ailleurs la force de l’amour, et les grands et les beaux jeux que cette passion peut faire par les effets involontaires qu’il produit dans l’âme de toutes la plus concertée.
À peine la Dame paraît, que notre cagot la reçoit avec un empressement qui, bien qu’il ne soit pas fort grand, paraît extraordinaire dans un homme de sa figure. Après qu’ils sont assis, il commence par lui rendre grâces de l’occasion qu’elle lui donne de la voir en particulier. Elle témoigne qu’il y a longtemps qu’elle avait envie de l’entretenir. Il continue par des excuses des bruits qu’il fait tous les jours pour les visites qu’elle reçoit, et la prie de ne pas croire que ce qu’il en fait soit par haine qu’il ait pour elle. Elle répond qu’elle est persuadée que c’est le soin de son salut qui l’y oblige. Il réplique que ce n’est pas ce motif seul, mais que c’est, outre cela, par un zèle particulier qu’il a pour elle ; et sur ce propos se met à lui conter fleurette en termes de dévotion mystique, d’une manière qui surprend terriblement cette femme, parce que, d’une part, il lui semble étrange que cet homme la cajole ; et d’ailleurs il lui prouve si bien, par un raisonnement tiré de l’amour de Dieu, qu’il la doit aimer, qu’elle ne sait comment le blâmer.
Bien des gens prétendent que l’usage de ces termes de dévotion que l’hypocrite emploie dans cette occasion est une profanation blâmable que le poète en fait. D’autres disent qu’on ne peut l’en accuser qu’avec injustice, parce que ce n’est pas lui qui parle, mais l’acteur qu’il introduit : de sorte qu’on ne saurait lui imputer cela, non plus qu’on ne doit pas lui imputer toutes les impertinences qu’avancent les personnages ridicules des comédies ; qu’ainsi il faut voir l’effet que l’usage de ces termes de piété de l’acteur peut faire sur le spectateur, pour juger si cet usage est condamnable. Et pour le faire avec ordre, il faut supposer, disent-ils, que le théâtre est l’école de l’homme, dans laquelle les poètes, qui étaient les théologiens du paganisme, ont prétendu purger la volonté des passions par la tragédie, et guérir l’entendement des opinions erronées par la comédie ; que pour arriver à ce but, ils ont cru que le plus sûr moyen était de proposer les exemples des vices qu’ils voulaient détruire, s’imaginant, et avec raison, qu’il était plus à propos, pour rendre les hommes sages, de montrer ce qu’il leur fallait éviter, que ce qu’ils devaient imiter. Ils allèguent des raisons admirables de ce principe, que je passe sous silence, de peur d’être trop long. Ils continuent que c’est ce que les poètes ont pratiqué, en introduisant des personnages passionnés dans la tragédie et des personnages ridicules dans la comédie (ils parlent du ridicule dans le sens d’Aristote, d’Horace, de Cicéron, de Quintilien et des autres maîtres, et non pas dans celui du peuple) ; qu’ainsi faisant profession de faire voir de méchantes choses, si l’on n’entre dans leur intention, rien n’est si aisé que de faire leur procès ; qu’il faut donc considérer si ces défauts sont produits d’une manière à en rendre la considération utile aux spectateurs, ce qui se réduit presque à savoir s’ils sont produites comme défauts, c’est-à-dire comme méchants et ridicules ; car dès là ils ne peuvent faire qu’un excellent effet. Or c’est ce qui se trouve merveilleusement dans notre hypocrite en cet endroit ; car l’usage qu’il y fait des termes de piété est si horrible de soi, que quand le poète aurait apporté autant d’art à diminuer cette horreur naturelle qu’il en a apporté à la faire paraître dans toute sa force, il n’aurait pu empêcher que cela ne parût toujours fort odieux : de sorte que, cet obstacle levé, continuent-ils, l’usage de ces termes ne peut être regardé que de deux manières très innocentes et de nulle conséquence dangereuse : l’une comme un voile vénérable et révéré que l’hypocrite met au-devant de la chose qu’il dit, pour l’insinuer sans horreur, sous des termes qui énervent toute la première impression que cette chose pourrait faire, dans l’esprit, de sa turpitude naturelle ; l’autre est en considérant cet usage comme l’effet de l’habitude que les bigots ont prise de se servir de la dévotion et de l’employer partout à leur avantage, afin de paraître agir toujours par elle, habitude qui leur est très utile, en ce que le peuple que ces gens-là ont en vue, et sur qui les paroles peuvent tout, se préviendra toujours d’une opinion de sainteté et de vertu pour les gens qu’il verra parler ce langage, comme si accoutumés aux choses spirituelles, et si peu à celles du monde, que pour traiter celles-ci ils sont contraints d’emprunter les termes de celle-là. Et c’est ici, concluent enfin ces Messieurs, où il faut remarquer l’injustice de la grande objection qu’on a toujours faite contre cette pièce, qui est que décriant les apparences de la vertu, on rend suspects ceux qui, outre cela, en ont le fond, aussi bien que ceux qui ne l’ont pas : comme si ces apparences étaient les mêmes dans les uns que dans les autres, que les véritables dévots fussent capables des affectations que cette pièce reprend dans les hypocrites, et que la vertu n’eût pas un dehors reconnaissable de même que le vice.
Voilà comme raisonnent ces gens-là : je vous laisse à juger s’ils ont tort, et reviens à mon histoire. Les choses étant dans cet état, et pendant ce dévotieux entretien, notre cagot s’approchant toujours de la Dame, même sans y penser, à ce qu’il semble, à mesure qu’elle s’éloigne, enfin il lui prend la main, comme par manière de geste et pour lui faire quelque protestation qui exige d’elle une attention particulière ; et tenant cette main, il la presse si fort entre les siennes, qu’elle est contrainte de lui dire : Que vous me serrez fort ! à quoi il répond soudain, à propos de ce qu’il disait, se recueill