Les Précieuses ridicules mises en vers

Table des matières

Les Précieuses Ridicules, comédie représentée au Petit Bourbon, nouvellement mises en vers, Paris, J. Ribou, 1660 (achevé d’imprimer : 12 avril 1660)

De même que Les Véritables Précieuses du même auteur, ce texte s’efforce d’exploiter le succès des Précieuses ridicules.

 

 

Mademoiselle,

 

Encore que je sache avec toute la France, que vous n’êtes née que pour les grandes choses, et qu’il n’appartient qu’à ceux du Sang dont vous sortez de mettre la dernière main à tout ce qui paraît impossible ; Et qu’ainsi, soit pour vous divertir, soit pour vous louer, on est toujours téméraire quoi qu’on ose entreprendre. Je ne laisse pas MADEMOISELLE, de vous faire un présent vulgaire en vous offrant cette Comédie, qui quelque réputation qu’elle ait eue en prose, m’a semblé n’avoir pas tous les agréments qu’on lui pouvait donner, et c’est ce qui m’a fait résoudre à la tourner en vers pour la mettre en état de mériter avec un peu plus de justice les applaudissements qu’elle a reçus de tout le monde, plutôt par bonheur que par mérite. Je sais bien qu’il doit sembler étrange de me voir abaisser une chose que j’ose vous offrir, mais je ne prétends pas qu’elle me doive ni sa gloire, ni son abaissement, et je ne réglerai l’estime que j’en dois faire qu’au jugement que vous en ferez : que si je lui laisse maintenant quelques avantages des acclamations publiques qu’elle a reçues, et en Italien et en Français, ce n’est que parce qu’ils me fournissent l’occasion de vous donner une preuve de mon respect en mettant cette version que j’en ai fait sous votre protection. Je ne suis pas assez vain pour m’imaginer que ce faible hommage m’acquitte de ce que je vous dois, ou qu’il ait rien de proportionné à ce mérite qui vous met autant au-dessus du commun par son éclat que vous l’êtes déjà par celui du rang que vous donne votre naissance. Je sais trop comme vous savez juger de tout ce que peuvent produire les plus beaux génies, pour vous offrir comme un ouvrage considérable une Satire qui doit sa plus grande réussite à ce certain courant des choses qui les fait recevoir de quelque nature qu’elles soient et que nous appelons la mode ; et lorsque je vous l’offre, je ne fais qu’imiter les Romains, qui présentaient autrefois des lauriers aux vainqueurs, non pas pour payer leurs victoires ; mais seulement pour témoigner qu’ils connaissaient ce qui leur était dû et pour servir comme de préludes à la pompe des Triomphes qui leur étaient destinés. Je ne me permets MADEMOISELLE, que ce que ces Maîtres du monde accordaient à leurs moindres Citoyens, et je vous présente une bagatelle comme le dernier Romain avait la liberté d’offrir des branches de Laurier : Je laisse dis-je à des plumes plus savantes et plus hardies à disposer des ornements dont on peut composer votre Panégyrique, de même que le peuple laissait au Sénat le pouvoir et le soin de décerner des triomphes à ceux dont les grandes actions le méritaient. Je ne me sens pas assez fort pour une si haute entreprise, et je borne mes plus vastes projets à celui d’obtenir de vous la permission de me dire,

 

Mademoiselle,

 

Votre très humble et très obéissant serviteur.
SOMAIZE.

PRÉFACE.

 

L’usage des Préfaces m’a semblé si utile à ceux qui mettent quelque chose en public qu’encore que je sache qu’il n’est pas généralement approuvé, je n’ai pourtant pu m’empêcher de le suivre, résolu quoi qu’il arrive de prendre pour garant de ce que je fais la coutume qui les a jusques ici autorisées.

 

Ce n’est pas que je veuille suivre celle de ces Auteurs avides de Louanges qui craignant qu’on ne leur rende pas tout l’honneur qu’ils croient mériter ; y insèrent eux-mêmes leurs Panégyriques, et font souvent leurs Apologies avant qu’on les accuse. Mon but est de divertir le Lecteur, et de me divertir moi-même : Toutefois comme il s’en peut trouver d’assez scrupuleux pour croire que c’est trop hasarder d’exposer aux yeux de tout le monde un ouvrage aussi rempli de défauts que celui-ci, sans leur donner du moins quelques apparentes excuses ; Je veux bien à cet endroit dire quelque chose pour le contenter.

 

Je dirai d’abord qu’il semblera extraordinaire qu’après avoir loué Mascarille, comme j’ai fait dans Les Véritables Précieuses, je me sois donné la peine de mettre en Vers un ouvrage dont il se dit Auteur et qui sans doute lui doit quelque chose, si ce n’est parce qu’il y a ajouté de son étoffe au vol qu’il en a fait aux Italiens, à qui Monsieur l’Abbé de Pure les avait données ; du moins pour y avoir ajouté beaucoup par son jeu, qui plut à assez de gens pour lui donner la vanité d’être le premier Farceur de France. C’est toujours quelque chose d’exceller en quelque métier que ce soit, et pour parler selon le vulgaire, il vaut mieux être le premier d’un village, que le dernier d’une ville, bon Farceur, que méchant Comédien ; mais quittons la parenthèse et retournons aux Précieuses. Elles ont été trop généralement reçues et approuvées pour ne pas avouer que j’y ai pris plaisir, et qu’elles n’ont rien perdu en Français de ce qui les fit suivre en Italien ; et ce serait faire le modeste à contretemps, de ne pas dire que je crois ne leur avoir rien dérobé de leurs agréments en les mettant en Vers : même si j’en voulais croire ceux qui les ont vues, je me vanterais d’y avoir beaucoup ajouté ; mais quand je le dirais l’on ne serait pas obligé de s’en rapporter à moi, et quand mon Lecteur me donnerait un démenti, il serait de ceux qui se souffrent sans peine et qui ne coûtent jamais de sang. Aussi ne veux-je pas les louer, et bien loin de le faire, je dis ingénieusement que ce n’est en bien des endroits, que de la prose rimée, qu’on y trouvera plusieurs vers sans repos et dont la cadence est fort rude ; mais le Lecteur verra aisément que ce n’est qu’aux endroits où j’ai voulu conserver mot à mot le sens de la prose, et lorsque je les ai trouvés tous faits. L’on y verra encore des vers dont le sens est lié et qui sont enchaînés les uns avec les autres comme de pauvres forçats, et d’autres enfin dont les rimes n’ont pas toujours la richesse qu’on leur pourrait donner, je n’en donnerai pourtant point d’excuse ; ne voyant pas être obligé de suivre dans une Comédie comme celle-ci, une règle que les meilleures plumes n’observent pas dans leurs ouvrages les plus sérieux : enfin je ne dirai rien des Précieuses en Vers qui puisse exiger de ceux qui les verront une bonté forcée ; je ne veux rien que le plaisir du Lecteur, et serais bien fâché d’ôter le moyen de Critiquer ceux qui se plaisent à le faire. Ainsi quoi qu’il me fût aisé de dire bien des choses pour justifier mes défauts et que je n’eusse qu’à m’étendre sur la difficulté qu’il y a de mettre en Vers mot à mot une prose aussi bizarre que celle que j’ai eu à tourner, que je pense facilement faire voir que tout le plaisant des Précieuses consistait presque, en des mots aussi contraires à la douceur des Vers que nécessaires aux agréments de cette Comédie : je laisse pourtant toutes ces choses pour laisser le Lecteur en liberté, et je proteste ici que la Critique ne m’épouvante point et que je serais fort marri de dire le moindre mot pour l’éviter, et non seulement je la souffre pour cette version ; mais je consens que l’on s’en serve encore à l’égard du Procès des Précieuses qui est de mon invention pure, et qui si tout le monde est de mon sentiment divertira fort, au moins ne l’ai-je fait que dans cette pensée.

 

Cette Préface aurait à peu près la longueur qu’elle devrait avoir, et je la finirais volontiers en cet endroit s’il ne me restait encore un peu de papier qu’il faut remplir de quoi que ce puisse être quand ce ne serait que pour grossir le Livre ; Toutefois pour ne me pas éloigner de mon sujet ; je dirai quoi que sans dessein de me défendre ; que j’aurais eu bien plus de facilité de traduire une pièce de toute autre langue en vers Français, que d’y mettre une prose faite en ma propre langue ; dans toute autre j’aurais assez fait de rendre les pensées de mon Auteur. Les termes auraient été à ma discrétion et tout aurait presque descendu de mon choix ; mais ici pour rendre la chose fidèlement, je n’ai pas seulement été contraint de mettre les pensées, m’a fallu mettre aussi les mêmes termes ; que si j’ai ajouté ou diminué selon que les rimes m’y ont obligé, je n’ai rien à répondre à cela, sinon que pour les rendre comme elles seraient, il fallait les laisser en prose ; peut-être qu’au sentiment de plusieurs j’aurais mieux fait que de les mettre en rimes, peut-être aussi qu’au jugement de ceux qui aiment les vers j’aurais fort bien réussi. Tout cela est douteux ; mais il est certain que ce n’est pas là mon plus grand chagrin, que si ceux pour qui je les ai faites les trouvent à leur gré, il m’est bien indifférent que les autres les condamnent ou les approuvent, en tout cas que ceux qui ne s’y divertiraient pas aient recours au Dictionnaire des Précieuses ou à la Satire. Comme tout dépend de ce caprice, peut-être qu’ils y trouveront mieux leur compte. Pour moi je serai content, pourvu qu’ils se divertissent de quelque manière que ce soit.

A MADEMOISELLE MARIE DE MANCINI

 

ELEGIE.

 

Esprit, charmé, rempli de la plus belle idée
Dont une âme jamais puisse être possédée
Je me laisse emporter à ces nobles ardeurs
Qui détruisent la crainte, et rassurent les coeurs.
Je conçois un dessein qui m’étonne moi-même,
Mais comme le danger la gloire en est extrême,
Quand j’y succomberais je serais glorieux,
C’est périr noblement que périr à vos yeux ;
On ne se repent point d’une belle entreprise
Et de quelque terreur qu’une âme soit surprise
Pour en venir à bout on la voit tout oser
Aux plus fâcheux revers on la voit s’exposer,
Pour moi dans le projet que je viens de me faire
On ne peut m’accuser que d’être téméraire ;
Mais qui peut ignorer que la témérité
Surpasse bien souvent la générosité
Parlons mieux et disons qu’il n’est pas ordinaire
De voir un généreux n’être point téméraire,
Qu’on ne peut que par elle affronter les hasards,
Qu’elle a seule formé les premiers des Césars
Et que les conquérants que nous vante l’Histoire
Sans leurs témérités n’auraient pas tant de gloire.
Cette vertu propice aux belles passions
Peut seule nous conduire aux grandes actions,
Rien que l’événement ne la rend criminel ;
Mais lorsqu’on réussit elle n’est jamais telle :
Osons donc dans l’ardeur qui nous brûle le sein
Incertain du succès suivre notre dessein

 

Vous illustre MARIE, à qui mes vers s’adressent
Souffrez qu’en votre nom tous mes voeux s’intéressent.
Que je chante sa gloire et fasse voir à tous
Les belles qualités qui se trouvent en vous ;
Que peuvent toutefois mes faibles témoignages
Vos yeux parlent assez de tous vos avantages
Il n’importe achevons en un dessein si beau
Les yeux nous serviront d’objet et de flambeau.
En effet si les yeux sont les miroirs de l’âme
Que ne verrai-je pas au travers de leur flamme.
Je trouverai d’abord d’une suite d’aïeux
La grandeur exprimée en ces aimables yeux
Et de leur majesté la vénérable image
Avec des traits plus doux peinte sur ce visage
J’y connaîtrai ce droit naturel aux Romains
D’étendre leur pouvoir dessus tous les humains
Et que ce qu’ils faisaient par l’effort de leurs armes
Vous savez l’achever par celui de vos charmes ;
Mais vous faites bien plus que ces premiers vainqueurs
Ils triomphaient des corps, vous triomphez des coeurs
On évitait leurs fers, on adore vos chaînes
Si l’on en sent le poids l’on en chérit les peines
Et votre Empire est tel dessus les libertés
Que même vous forcez jusques aux volontés :
Oui tel est de vos yeux, la douceur et l’Empire
Qu’ils peuvent beaucoup plus que je ne saurais dire ;
Mais si voyant vos yeux j’y trouve tant d’appas
Consultant votre Esprit que ne verrai-je pas ?
Et si poussant plus loin, ce dessein qui m’étonne
Je voulais regarder toute votre personne
En voir séparément les aimables trésors
De votre âme à loisir consulter les accords
En tracer une idée et vous y peindre entière
Combien de vous louer verrai-je de matière
Je le laisse à juger, et borne tous mes voeux
A montrer dans mes vers, ce qu’on voit dans vos yeux.
Mais après que ces yeux m’ont su faire connaître
La noblesse du sang dont on vous a vu naître
Et que par leur éclat instruit de leur pouvoir
J’ai tâché d’exprimer ce qu’ils m’en ont fait voir
Souffrez sans vous lasser que mes faibles paupières
En empruntent encor de nouvelles lumières
Et que par vos regards instruit de mieux en mieux
Je puisse peindre au vif ce qu’on lit dans vos yeux ;

 

Mais je m’y perds moi-même et vois mon impuissance
Il faudrait pour le faire avoir leur éloquence
Ou du moins que mes vers eussent les agréments
Que l’on peut remarquer dedans leurs mouvements
Qu’on y vît cette ardeur qui brille en vos prunelles
Qu’à leur force on connût que je veux parler d’elles
Et qu’enfin mes accents plus coulants et plus doux
Méritassent l’honneur d’être estimés de vous.
Alors par ce penser ma veine ranimée
Tracerait ces vertus dont mon âme est charmée
Et suivant de vos yeux l’éclat et les rayons
J’en ferais à plaisir les illustres crayons ;

 

Dans ce vaste tableau chacune aurait sa place
On y verrait d’abord une divine audace
Et sous divers habits on verrait tour à tour
Les grâces et l’honneur, qui vous feraient la cour,
Plus loin l’on y verrait la discrète prudence
Régler vos actions d’une juste balance
En soutenir partout le poids et la grandeur
Pour compagne elle aurait une fière pudeur,
Outre cette pudeur, on y verrait encore
Toutes ces qualités qui font qu’on vous adore
Et surtout on verrait la libéralité
Parler de vos excès de générosité,
Je ferais mes efforts pour y pouvoir dépeindre
Cette grande vertu qu’autre part il faut feindre
Et pour n’y perdre pas et ma peine et mes soins
J’en peindrais à vos pieds cent illustres témoins
Et saurais faire voir par tant d’illustres marques
Que vous devez régner sur les coeurs des monarques
Que tout le monde entier reconnaissant vos droits
Tiendrait à grand bonheur de recevoir vos lois.

 

Mais attendant l’aveu d’une telle entreprise
De grâce laissez-moi jouir de ma surprise
Par mon étonnement montrez votre pouvoir
Il en marquera plus que je n’en ai fait voir.
Quand pour louer quelqu’un l’on manque d’éloquence
C’est en dire beaucoup que garder le silence
Ainsi je ne crains pas que le mien soit suspect
Puisqu’en ne disant rien je prouve mon Respect.

 

SOMAIZE.

AU LECTEUR.

 

Quoi que dans un si petit Ouvrage, l’on n’ait pas coutume de marquer les fautes d’impression, quelques-unes de celles qui se sont passées dans celui-ci, m’ont semblé assez considérables pour les mettre en ce lieu ; c’est pourquoi page 4 vers 12 au lieu de : à ne plus s’élever, lisez : à ne se plus louer, page 10 au lieu des vers 5 et 6 lisez :
Ces pendardes enfin, faut que je le confesse
Me veulent ruiner en pommadant sans cesse.

 

Page 14 au 3e vers, ajoutez au commencement : Et. Page 15 vers 2 au lieu de : vous devriez, lisez : il vous faudrait un peu. Page 47 vers 9 après bien, ajoutez tôt. Page 55 au lieu du vers quatre, lisez :
Qui seront reliés mieux que ceux du commun.
Je ne marquerai point plusieurs autres vers qui ont plus ou moins de syllabes qu’il ne leur en faut parce que se trouvant peu de copies dans lesquelles il s’en soit coulé, et les ayant corrigées de bonne heure, je te pourrais montrer des fautes que tu ne trouverais pas s’il tombait entre tes mains de celles qui sont corrigées.

 

Par exemple, il y en a dans la page 59 devant le 5e vers, où le nom de Mascarille, est oublié. Il faut que les procès plaisent merveilleusement aux Libraires du Palais, puisqu’à peine le Dictionnaire des Précieuses est en vente, et cette Comédie achevée d’imprimer, que de Luynes, Sercy et Barbin, malgré le Privilège que Monseigneur le Chancelier m’en a donné, avec toute la connaissance possible, ne laissent pas de faire signifier une opposition à mon Libraire : comme si jusqu’ici les Versions avaient été défendues, et qu’il ne fût pas permis de mettre le Pater noster Français, en vers.

LES PERSONNAGES.

 

 

LA GRANGE,
{ Amants rebutés.
DU CROISY,
GORGIBUS, Bon Bourgeois.
MADELON, Fille de Gorgibus.
{ Précieuses Ridicules.
CATHOS, Nièce de Gorgibus.
MAROTTE, Servante des Précieuses Ridicules.
ALMANZOR, Laquais des Précieuses Ridicules.
LE MARQUIS DE MASCARILLE, Valet de la Grange.
LE VICOMTE DE JODELET, Valet de du Croisy.
DEUX PORTEURS de chaise.
VOISINES.
VIOLONS

 

LES PRÉCIEUSES RIDICULES

 

COMÉDIE
REPRÉSENTÉE
au petit Bourbon.

 

MISES EN VERS.

 

 

SCÈNE I.

 

LA GRANGE, DU CROISY.

 

DU CROISY.

Seigneur, la Grange.

 

LA GRANGE.

Hé bien ?

 

DU CROISY.

Regardez-moi sans rire.

 

LA GRANGE.

Parlez, je vous entends. Qu’avez-vous à me dire ?
Quoi,

 

DU CROISY.

De notre visite êtes vous satisfait ?

 

LA GRANGE.

Pas trop à dire vrai, mais vous ?

 

DU CROISY.

Pas tout à fait.

 

LA GRANGE.

J’en suis scandalisé, pour moi je le confesse
Un procédé semblable, et me choque et me blesse,
Deux Pecques de Province, ont-elles dites-moi ?
Jamais plus fièrement, tenu leur quant à moi
Et deux hommes jamais, en pareille occurrence
Ont-ils été reçus avec plus d’arrogance :
Pendant que nous avons demeuré pour les voir
À peine elles nous ont prié de nous asseoir,
Je suis encor surpris, d’une chose pareille
On n’a jamais tant vu, se parler à l’oreille,
Tant se frotter les yeux, tant bailler, tant moucher,
Tant s’enquérir de l’heure, et si souvent cracher.
Nous ont-elles jamais dit, quatre mots de suite,
Oui, ou non, ont-ils pas payé notre visite,
Et quand nous aurions même été de vrais gredins
Nous auraient-elles pu montrer plus de dédains.

 

DU CROISY.

À vous ouïr parler, de cet accueil farouche
Il semble tout de bon, que la chose vous touche.

 

LA GRANGE.

Sans doute elle me touche, et de telle façon
Que devant qu’il soit peu, j’en veux tirer raison ;
Je connais ce que c’est, l’air Précieux dans doute
Dans la campagne aussi, vient de prendre sa route,
Et de Paris enfin courant, de part en part
Nos donzelles en ont, humé leur bonne part ;
On connaît aisément, en voyant leur personne
Que c’est la vérité que ce que j’en soupçonne,
On y voit certain air Coquet et Précieux
Et qui n’est en un mot, qu’un ambigu des deux :
Pour en être reçu, je vois ce qu’il faut être,
Je vois ce qu’à leurs yeux, il faut enfin paraître,
Et si vous me croyez, nous leur devons jouer
Un tour, pour leur apprendre à ne pas s’élever,
La pièce assurément paraîtra sans faconde
Et leur montrera bien à connaître le monde.

 

DU CROISY.

Comment ?

 

LA GRANGE.

J’ai Mascarille, un certain grand Laquais
Qui passe au sentiment d’esprits assez mal faits,
Pour être un bel esprit, car au siècle où nous sommes
Il est à bon marché, chez la plupart des hommes.
C’est un extravagant, qui par ambition
Tâche d’être partout cru de condition,
Il se pique d’esprit, de vers, de raillerie,
Croit fort bien réussir, dans la galanterie
Fait le maître partout dédaigne ses Égaux
Jusques à les traiter, d’ignorants de Brutaux.

 

DU CROISY.

Hé bien ! De ce valet que prétendez-vous faire :

 

LA GRANGE.

Mon dessein n’a jamais été de vous le taire
Il nous faut… Mais sortons, car tout n’irait pas bien
Si Gorgibus, qui vient savait notre entretien.

 

SCENE II.

 

GORGIBUS, DU CROISY, LA GRANGE.

 

GORGIBUS.

Hé bien ? vous avez vu ma nièce avec ma fille
Avez-vous résolu d’entrer ; dans ma famille,
D’une pareille affaire, encor que dites-vous ?

 

LA GRANGE.

Vous le saurez Monsieur, mieux d’elles, que de nous,
Tout ce que nous pouvons à présent vous apprendre
C’est, que nous avons trop de grâces à vous rendre,
De toutes vos bontés, de toutes vos faveurs
Et que nous demeurons vos humbles serviteurs.

 

GORGIBUS.

Ouais ? ils sont mal contents, que cela veut-il dire.
Faisons venir quelqu’un qui nous puisse instruire.
Je veux m’en enquérir, et savoir promptement
D’où leur pourrait venir, ce mécontentement :
Ces coquines, toujours me causent mille angoisses
Holà ?

 

SCENE III.

 

MAROTTE, GORGIBUS.

 

MAROTTE.

Plaît-il Monsieur ?

 

GORGIBUS.

Où sont donc vos Maîtresses ?
Qu’on les fasse venir.

 

MAROTTE.

Je pense qu’elles sont
Dedans leur Cabinet.

 

GORGIBUS.

Qu’est-ce qu’elles y font ?

 

MAROTTE.

Pour les lèvres Monsieur,

 

GORGIBUS.

Et quoi ?

 

MAROTTE.

De la pommade

 

GORGIBUS.

Nous avons tous les jours une semblable aubade.
Tout cela me déplaît, et c’est trop pommader
Qu’on les fasse descendre, allez et sans tarder.
Il le faut avouer, je crois que ces pendardes
Me veulent ruiner, avecque leurs pommades ;
Mais je me fâcherai si l’on me pousse à bout ;
Je ne vois que blancs d’oeufs, lait virginal partout,
Partout, dans le logis, je ne vois que paraître
Mille brimborions, que je ne puis connaître :
Elles ont employé, le lard de dix cochons
Et je puis assurer que des pieds de moutons
Dont ici chaque jour, elles font la dépense
Six valets en auraient plus que leur suffisance.

 

SCENE IV.

 

MADELON, CATHOS, GORGIBUS.

 

GORGIBUS.

Cela n’est par ma foi du tout, ni bien, ni beau
Et c’est trop dépenser ; pour graisser son museau,
Dites ? qu’ont ces Messieurs, qu’avez-vous pu leur faire ?
Ils sortent froidement, et se semble en colère
Puisque je l’avais dit, que ne les traitiez vous,
Comme gens destinés, pour être vos époux.

 

MADELON.

Ah ! que dites-vous là, quelle estime mon père
Pourrions-nous toutes deux, et devrions nous faire,
(Quand bien vous nous l’auriez vous même commandé)
De ces sortes de gens de qui le procédé
Est irrégulier.

 

CATHOS.

Des filles raisonnables
Ne peuvent accepter des personnes semblables.
Mon oncle, quel moyen de s’en accommoder ?

 

GORGIBUS.

Que trouvez-vous en eux ?

 

MADELON.

Qu’osez-vous demander
Ils n’ont fait leur début que par le mariage.

 

GORGIBUS.

Devaient-ils débuter par le concubinage ?
Était-ce le moyen de gagner votre coeur ?
Ne devriez-vous pas estimer leur ardeur,
Quoi ? pouvaient-il tous deux, parler d’une manière
Qui fût plus obligeante, et dût plus satisfaire,
Et ce lien sacré qu’ils prétendent tous deux
Ne marque-t-il pas bien, la vertu de leurs voeux.

 

MADELON.

Mon père, songez mieux, à tout ce que vous dites,
Ces fautes tout de bon, ne sont pas trop petites ;
Mais faites-vous de grâce, instruire une autre fois,
Ce que vous avez dit, est du dernier Bourgeois,
Je ne vous puis ouïr, et la honte m’accable.
Lorsque je vous entends faire un discours semblable.
J’en suis encore surprise et confuse. Bon Dieu !
Pour vous désabrutir, vous devriez un peu
Apprendre ce que c’est, que le bel air des choses.

 

GORGIBUS.

Quel discours est-ce là ? quelles métamorphoses.
Je n’ai que faire ici, ni d’air, ni de chanson
Ce discours me déplaît, et paraît sans raison,
Et je te dis encor, que c’est être très sage
Que de parler ainsi , puisque le mariage,
De chacun aujourd’hui doit être révéré
Et qu’il n’a rien du tout, que de saint et sacré.

 

MADELON.

Dieux ! si chacun était de votre humeur mon père,
Que la fin d’un Roman, serait facile à faire,
Que cela serait beau, si Cyrus dans l’abord
Sans éprouver du tout, les caprices du sort
Avait Mandane, et si sans hasarder sa vie
Aronce, de plein pied, épousait sa Clélie.

 

GORGIBUS.

Qu’est-ce que celle-là me vient ici conter,
À la fin je serai bientôt las d’écouter.

 

MADELON.

Si vous vouliez mon père, un moment nous entendre ?
Et ma cousine et moi, nous pourrions vous apprendre
Que jamais un hymen ne se doit accorder
Qu’après les accidents qui doivent précéder.
Il faut que dans l’abord, un amant véritable
Afin qu’à sa maîtresse il se rende agréable,
Exprime adroitement ses plus cruels tourments,
Il sache débiter tous les beaux sentiments,
Et que sans se lasser, pour pouvoir la surprendre
Il sache bien pousser, et le doux et le tendre,
Que pour montrer combien son coeur est enchaîné
Il fasse tout cela d’un air passionné,
Et s’il prétend enfin, avancer ses affaires
Que sa procédure ait les formes ordinaires.
Il doit dedans le temple, ou dedans d’autres lieux.
Voir l’aimable beauté, qui cause tous ses voeux,
Ou bien être conduit, fatalement chez elle
Par un des bons amis, ou parent de la belle.
Il sort après cela, tout chagrin tout rêveur,
À l’objet de ses voeux, cache un temps son ardeur,
Cependant il lui rend de fréquentes visites
Et puis le plus souvent, après bien des redites,
On voit sur le tapis, mettre une question
Qui fait adroitement savoir sa passion,
Et qui quoi que la belle, en paraisse troublée
Exerce les esprits de toute l’assemblée
De déclarer son feu, le jour arrive enfin,
Ce qui se fait souvent dedans quelque jardin
Lorsque par un bonheur, que le hasard amène
La compagnie [se] quitte, ou plus loin se promène,
D’abord à cet aveu, succède un prompt courroux
Qui bannit quelque temps l’amant d’auprès de nous.
Il trouve après moyen, de rassurer notre âme
De nous accoutumer, aux discours de sa flamme,
Et de tirer de nous, cet important aveu
Qui nous fait tant de peine, et lui coûte si peu.
Viennent après cela toutes les aventures
Les jaloux désespoirs, les craintes les murmures,
Les plaintes sans sujet, les cris et les rivaux
Qui d’un parfait amour, sont les plus cruels maux
Quand par une soudaine, et fâcheuse saillie
Ils viennent traverser, une flamme établie.
On voit venir encor, les persécutions
D’un père, qui combat de fortes passions,
Qui s’obstine à les vaincre. On voit la jalousie ;
Qui sur de faux soupçons trouble la fantaisie,
On voit enfin les pleurs et les emportements,
Les fureurs d’un Amant, et les enlèvements,
Et tout ce qui s’ensuit. Dans les belles manières,
C’est ainsi que chacun doit traiter ses affaires,
Ce sont règles enfin, dont il faut confesser
Que quiconque est galant ne peut se dispenser ;
Mais peut-on jamais voir recherche plus brutale,
Parler de but en blanc, d’union conjugale,
Venir rendre visite, et dès le même jour
Vouloir passer contrat, pour montrer leur amour
Et prendre justement (sans voir ce qu’il faut faire)
Le Roman par la queue. Encore un coup mon père,
Vous pourriez bientôt voir, si vous preniez conseil,
Qu’il n’est rien plus marchand, qu’un procédé pareil.
Pour moi, j’ai mal au coeur, et me sens inquiète
De la vision seule, où leur discours me jette.

 

GORGIBUS.

Voici bien du haut style : Hé ! que vient celle-ci
Avecque son jargon, de me conter ici.

 

CATHOS.

Ah ! mon oncle en effet, je vous dirai si j’ose
Qu’elle vient de donner dans le vrai de la chose ;
Et quel moyen aussi de recevoir des gens,
Qu’à faire leur devoir, on voit si négligents,
Qui n’ont de dire un mot, pas même l’industrie,
Et qui sont incongrus dans la galanterie,
Pour moi sans croire ici, follement m’engager
Contre qui le voudra, j’oserai bien gager
Que leur esprit jamais ne fut né pour apprendre
Ce que c’est que l’amour, et la carte du tendre,
Qu’ils ont le jugement tout à fait de travers,
Et que billets galants, petits soins, jolis vers,
Billet doux, sont pour eux des terres inconnues,
Comme si maintenant ils descendaient des nues.
Je puis vous dire encor, sans en demeurer là,
Que tout leur procédé marque assez bien cela,
Et qu’on ne trouve point dans toute leur personne
Ce je ne sais quel charme, et qui dès l’abord donne
Par un air attirant, et de condition
De quantité de gens, fort bonne opinion.
Vit-on jamais encor, chose plus merveilleuse
Oser venir tous deux en visite amoureuse
Avecque des chapeaux de plumes désarmés,
Ne paraître tous deux nullement enflammés,
Avoir avec cela, la jambe toute unie,
La tête de cheveux, tout à fait dégarnie,
Toute irrégulière, et des habits enfin,
Qui ressemblent à ceux de quelque vrai gredin,
Et souffrent de rubans une extrême indigence.
Ah ! mon Dieu, quels Amants, j’en rougis quand j’y pense,
Quelle frugalité d’ajustement, bon Dieu
Est-ce ainsi que l’on doit venir offrir ses voeux,
Que d’indigence en tout, et quelle sècheresse
De conversation, ah ! tout cela me blesse,
Toujours on y languit, on n’y tient point Hélas !
J’ai remarqué de plus encor, que leurs rabats
Par l’excès surprenant d’une avarice honteuse,
N’ont jamais été faits, par la bonne faiseuse ;
Qu’il s’en faut demi-pied (je le dis sans erreur)
Que leurs chausses enfin, n’aient assez de largeur.

 

GORGIBUS.

Voilà de grands discours que je ne puis entendre
À tout ce baragouin, qui pourrait rien comprendre,
Elles sont folles. Vous Cathos et Madelon,
Apprenez aujourd’hui que je veux tout de bon,
Que vous vous prépariez…

 

MADELON.

Hé ! de grâce, mon père,
De ces étranges noms, tâchez de vous défaire,
Et si vous le pouvez, nommez-nous autrement.

 

GORGIBUS.

Ô Dieux ! Qu’entends-je dire ? Étranges noms, comment ?
Et ne sont-ce pas là vos vrais noms de baptême ?

 

MADELON.

Votre stupidité va jusques à l’extrême
Que vous êtes vulgaire, avec ces sentiments,
Ah ! Pour moi, le plus grand de mes étonnements
Est que vous ayez fait une fille si sage,
Et si pleine d’esprit. Dedans le beau langage,
Ouït-on jamais nommer ? Madelon et Cathos,
Et n’avouerez-vous pas, qu’enfin des noms si sots
Pourraient par leur rudesse affreuse et sans seconde
Décrier le Roman, le plus charmant du monde.

 

CATHOS.

Mon oncle, il est très vrai, que ces sortes de noms
Ont un je ne sais quoi de bas dedans leurs sons,
Qui n’a rien d’attirant, qui n’a rien qui ne blesse,
Et pour peu qu’une oreille, ait de délicatesse,
On voit qu’elle pâtit, très furieusement
Entendant prononcer ces mots-là seulement.
D’Aminte le beau nom, celui de Polixène,
Que ma cousine et moi nous avons pris sans peine,
Ont des attraits en eux, dont vous devez d’abord
Sans aucun contredit être avec moi d’accord.

 

GORGIBUS.

Écoutez toutes deux, il n’est qu’un mot qui serve,
Quand je dis une chose, il faut que l’on l’observe,
Et je ne prétends pas tomber jamais d’accord,
De ces noms, que je vois qui vous plaisent si fort ;
Quittez- les, car je veux que vous gardiez les vôtres :
Je ne saurais souffrir, que vous en ayez d’autres,
Que ceux que vos parrains vous ont jadis donnés.
Pour ces Messieurs aussi, lesquels vous dédaignez :
Je sais quels sont leurs biens, je connais leurs familles,
Et comme je suis las de tant garder deux filles,
Je veux qu’absolument vous songiez toutes deux
À recevoir bientôt leur main avec leurs voeux.
De deux filles la garde est une rude charge,
Et ne peine que trop un homme de mon âge.

 

CATHOS.

Ce que je vous puis dire ici, mon oncle hélas !
C’est que le mariage est pour moi sans appas,
Que je trouve que c’est une chose choquante,
Et qu’enfin le penser, seulement m’épouvante
D’être couchée auprès d’un homme vraiment nu.

 

MADELON.

Mon père, notre nom, sera bientôt connu,
C’est pourquoi vous devez, nous permettre sans peine,
Qu’avec les beaux esprits, nous reprenions haleine.
Et comme dans Paris, nous venons d’arriver,
Vous devez s’il vous plaît nous laisser achever
De notre beau Roman, le tissu sans exemple,
Et n’en pas tant presser, par un pouvoir trop ample
La conclusion.

 

GORGIBUS.

Dieux ! Qu’entends-je ici conter ?
Leur folie est visible, il n’en faut plus douter.
Encor un coup, sachez, que je ne puis comprendre
Ces balivernes-ci, que je veux sans attendre,
Et sans qu’on me réponde, être maître absolu,
Et que l’on fasse enfin, ce que j’ai résolu
C’est pourquoi ces Messieurs, seront dans ma famille,
Où chacune de vous restera toujours fille,
Ou sera par ma foi, mise dorénavant
Puisque je l’ai juré, dedans un bon Couvent.

 

SCENE V.

 

CATHOS, MADELON.

 

CATHOS.

Quelle stupidité, que vois-je ah ! Dieu ma chère !
Que ton père a la forme avant dans la matière.
Qu’il a l’intelligence épaisse, qu’il est dur,
Et qu’il fait dans son âme, étrangement obscur.

 

MADELON.

Ma chère que veux-tu ? Pour lui j’en suis confuse,
Rien ne m’étonne tant, que de le voir si buse ;
Mais je me persuade, et fort malaisément
Que je puisse être aussi sa fille assurément,
Et je crois qu’il viendra quelque journée heureuse,
Qui par quelque aventure, et nouvelle, et fameuse
Me développera, sans doute avec raison
Un père plus illustre, et d’une autre maison.

 

CATHOS.

Je le croirais bien oui ; car enfin sans médire
J’y vois grande apparence, et je ne sais qu’en dire
Pour moi quand je me vois aussi…

 

SCENE VI.

 

MADELON, CATHOS, MAROTTE.

 

MAROTTE.

Madame…

Ressources complémentaires

Les spectacles et la vie de cour selon les gazetiers
Chronologie moliéresque
Textes du XVIIe siècle en version intégrale
Textes de Molière en version diplomatique

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