[…]
Il apprit donc à Dom Pèdre qu’il était passionnément amoureux d’une Demoiselle de Madrid accordée à un cousin, qu’elle attendait à venir des Indes et qu’elle n’avait jamais vu, tout de même en quelque façon qu’il était accordé à une cousine dont il attendait l’âge, pour se marier avec elle, et qu’il ne connaissait que fort peu. « Cette conformité d’aventure, dit-il à Dom Pèdre, a beaucoup aidé à
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augmenter l’amour que nous avons l’un pour l’autre, quoi qu’elle nous retienne tous deux dans notre devoir, toutes les fois que notre passion nous conseille de préférer notre satisfaction aux engagements où nous ont mis les intérêts de nos familles. Jusqu’ici mon amour a fait auprès d’elle tout le progrès que je pourrais espérer, sans en avoir pourtant obtenu la récompense que je désire, qu’elle remet après l’arrivée de son mari, et lorsque ses noces nous pourront mettre à couvert de toutes les
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mauvaises suites, que peut avoir une assignation qui doit être quelque chose de plus, qu’une conversation particulière. Je ne vous dirai rien de la beauté de Virginie, puisqu’on n’en saurait trop dire, et que je vous en dirais tant, que vous ne me croiriez pas. J’attends que vous l’ayez vue, et sa cousine Violante aussi qui demeure avec elle, pour vous faire avouer que l’Espagne n’a rien de plus beau que ces deux incomparables cousines ; et quand vous aurez été en conversation avec elles,
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vous me direz si vous avez jamais vu de femmes plus spirituelles.
– C’est ce qui me fait avoir pitié de vous, lui dit alors Dom Pèdre.
– Et pourquoi ? Lui demanda Dom Rodrigue.
– Parce qu’une femme d’esprit vous trompe tôt ou tard, répondit Dom Pèdre. Vous savez, ajouta-t-il, par le récit que je vous ai fait de mes aventures, comment il m’en a pris, et je vous jure que si j’espérais trouver une femme aussi sotte, comme je sais qu’il y en a de spirituelles, que je mettrais au jour pour elles, tout ce que je
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sais de galanterie, et la préfèrerais à la sagesse même, si elle me voulait choisir pour son galant.
– Vous ne parlez pas de bon, répartit Dom Rodrigue, car je n’ai jamais vu d’homme raisonnable qui ne s’ennuie cruellement s’il est seulement un quart d’heure avec une idiote. Ce ne serait pas la raison, que tandis que nos yeux, nos mains, et enfin tout notre corps trouve à se divertir, que notre âme seule qui est la meilleure partie de nous-même, eût à supporter une conversation chargeante, comme l’est celle
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de toutes les personnes qui n’ont point d’esprit.
– Ne poussons point la dispute jusqu’où elle peut aller, lui dit Dom Pèdre, aussi bien il y a trop de choses à dire sur une telle matière ; songez seulement à me faire bientôt voir cette merveilleuse fille, et sa cousine aussi, afin que si elle ne me déplaît pas, j’aie de quoi m’amuser pendant que je serais dans Madrid.
– Je ne crois pas que vous y trouviez votre compte.
– Et pourquoi ? répartit Dom Pèdre.
– Parce que, reprit Dom Rodrigue, c’est la fille du
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monde la moins sotte.
– Je m’accommoderai au temps, reprit Dom Pèdre. »
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Là, le Grenadin lui conta ses aventures de Grenade, de
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Séville et de Madrid, et celles aussi d’Italie, qui ne sont pas venues à ma connaissance. La Duchesse les écouta très avidement, et il lui dit même, qu’il avait enfin résolu de se marier, s’il trouvait une femme assez idiote, pour ne lui faire point craindre tous les mauvais tours que les femmes spirituelles peuvent faire à leurs maris. « J’ai du bien, continua-t-il, plus que médiocrement, et quand la femme que j’épouserai n’en aurait point, pourvu qu’elle ait été bien élevée, et qu’elle
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ne soit pas laide, je n’hésiterai point à l’épouser, quoi qu’à vous dire la vérité, j’en aimasse encore mieux une laide qui fût fort sotte, qu’une belle qui ne le fût pas. »
« – Je vous vois dans une grande erreur, lui dit alors la Duchesse, et qu’entendez-vous :par bien élevée ? ajouta-t-elle.
– J’entends honnête femme, répondit le Grenadin.
– Et comment une sotte sera-t-elle honnête femme, repartit la belle Dame, si elle ne sait pas ce que c’est que l’honnêteté, et n’est pas même capable de l’apprendre ?
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Comment une sotte vous pourra-t-elle aimer n’étant pas capable de vous connaître ? Elle manquera à son devoir, sans savoir ce qu’elle fait, au lieu qu’une femme d’esprit, quand même elle se défierait de sa vertu, saura éviter les occasions où elle sera en danger de la perdre. »
Ils contestèrent encore longtemps sur le même sujet, le Grenadin soutenant qu’une femme ne doit savoir qu’aimer son mari, lui être fidèle, et avoir grand soin de son ménage, et de ses enfants, et la Duchesse
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lui voulant persuader qu’une sotte n’en était pas capable, et quand même elle serait belle, qu’elle pourrait enfin déplaire. Ils se donnèrent beaucoup de preuves de leur bon esprit, et de la bonne opinion qu’ils avaient l’un de l’autre, se tourna bientôt en bienveillance, et même en quelque chose de plus.
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Le jour d’après, il alla avec sa tante voir la jeune Laure, fille de Séraphine. Elle avait été mise dans un Couvent dès l’âge de quatre ans, et en pouvait avoir alors seize ou dix-sept.
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Il la trouva belle comme tous les Anges ensemble, et sotte comme toutes les Religieuses qui sont venues au monde sans esprit, et en ont été tirées dès l’enfance pour être enfermées dans un Couvent. Il la considéra et fut charmé de sa beauté. Il la fit parler, et admira son innocence. Il ne douta point qu’il n’eût trouvé ce qu’il cherchait ; et ce qui lui faisait encore trouver Laure plus à son gré, c’est qu’il avait été fort amoureux de Séraphine, et qu’il voyait que sa fille lui ressemblait beaucoup, quoi
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qu’incomparablement plus belle. Il apprit à sa tante qu’elle n’était pas sa fille, et le dessein qu’il avait de l’épouser. Sa tante l’approuva, le fit savoir à Laure qui ne s’en réjouit, ni ne s’en attrista. Dom Pèdre fit meubler sa maison, chercha des valets les plus sots qu’il put trouver ; tâcha de trouver :des servantes aussi sottes que Laure, et y eut bien de la peine. Il donna à sa maîtresse les plus riches habits, et les plus belles hardes qui se purent trouver dans Grenade. Toutes les personnes de condition de la ville
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furent aux noces, et furent autant satisfaits de la beauté de Laure, qu’ils le furent peu de son esprit. La noce finit de bonne heure, et les nouveaux mariés demeurèrent seuls. Dom Pèdre fit coucher ses valets, et ayant fait retirer les servantes de sa femme, après qu’elles l’eurent déshabillée, s’enferma avec elle dans sa chambre. Et là, Dom Pèdre, par un raffinement de prudence qui était la plus grande folie du monde, exécuta le plus capricieux dessein que pouvait jamais faire un homme qui
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avait passé toute sa vie pour un homme d’esprit. Plus sot encore que sa femme, il voulut voir jusqu’où pouvait aller sa simplicité. Il se mit dans une chaire, fit tenir sa femme debout, et lui dit ces paroles, ou d’autres encore plus impertinentes : » Vous êtes ma femme, dont j’espère que j’aurai sujet de louer Dieu, tant que nous vivrons ensemble. Mettez-vous bien dans l’esprit ce que je m’en vais vous dire, et l’observez exactement tant que vous vivrez, et de peur d’offenser Dieu, et de peur de me déplaire. »
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À toutes ces paroles dorées, l’innocente Laure faisait de grandes révérences, à propos ou non, et regardait son mari entre deux yeux aussi timidement qu’un écolier nouveau fait, un Pédant impérieux. « Savez-vous, continua Dom Pèdre, la vie que doivent mener les personnes mariées ? » « Je ne la sais pas, lui répondit Laure, faisant une révérence plus basse que toutes les autres, mais apprenez-la moi, et je la retiendrai comme mon Ave Maria », et puis autre révérence. Dom Pèdre était le plus
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satisfait homme du monde, de trouver encore plus de simplicité en sa femme, qu’il n’eût osé espérer. Il tira d’une armoire une paire d’armes fort riches et fort légères, qui lui avaient autrefois servi en une magnifique réception, que la ville avait faite au Roi d’Espagne. Il en arma son idiote, il lui couvrit la tête d’un petit morion doré couvert de plumes, lui ceignit une épée, et lui ayant mis une lance en la main, lui dit que la vie des femmes mariées qui voulaient être estimées vertueuses
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était de veiller leurs maris pendant leur sommeil armées de toutes pièces, comme elle était. Elle ne lui répondait qu’avec ses révérences ordinaires, qui ne finirent qu’alors qu’il lui fit faire deux ou trois tours de chambre : ce qu’elle fit par hasard de si bon air, sa beauté naturelle et son habit de Pallas y contribuant beaucoup, que le trop fin Grenadin en demeura charmé : Il se coucha, et Laure demeura en faction jusqu’à cinq heures du matin. Le plus prudent et avisé de tous les maris
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du monde, ou du moins se croyant tel, se leva, s’habilla, désarma sa femme, l’aida à se déshabiller, et l’ayant fait coucher dans le lit qu’il venait de quitter, la baisa plusieurs fois, pleurant de joie d’avoir trouvé à son avis ce qu’il cherchait. Il lui ordonna de dormir bien tard, et ayant recommandé à ses servantes de ne la réveiller point, il s’en alla à la Messe, et à ses affaires. Car j’avais oublié à vous dire qu’il avait acheté une charge dans Grenade qui est comme celles de nos Maires, ou Prévôts des Marchands.
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La première nuit des noces se passa donc de la manière que je vous viens de dire, et le mari fut assez sot pour n’employer pas mieux la seconde. Le Ciel l’en punit. Il arriva une affaire pour laquelle il fallut nécessairement qu’il prit la poste le jour même, et qu’il allât à la Cour. Il n’eut le temps que de changer d’habit et de dire Adieu à sa femme, lui ordonnant sous peine d’offenser Dieu, et de lui déplaire, d’observer exactement en son absence, la vie des personnes mariées. Ceux
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qui ont des affaires à la Cour, ne peuvent savoir en combien de temps elles seront terminées. Dom Pèdre n’y pensait être que cinq ou six mois. Cependant l’imbécile Laure ne manquait pas de passer les nuits armées de toutes pièces, et de passer les jours après des ouvrages qu’elle avait appris à faire dans la Religion. Un Gentilhomme de Cordoue vint en ce temps-là, poursuivre un procès à Grenade. Il n’était pas sot et était bien fait. Il vit souvent Laure en son
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Balcon, la trouva fort belle, passa et repassa souvent devant ses fenêtres à la mode d’Espagne, et Laure le laissa passer et repasser, sans savoir ce que cela voulait dire, et sans même avoir envie de le savoir. Une Bourgeoise, femme de médiocre condition qui demeurait vis-à-vis de la maison de Dom Pèdre, charitable de son naturel et prenant grande part aux peines de son prochain, s’aperçut bientôt et de l’amour de l’Étranger et du petit progrès qu’il faisait auprès de sa belle voisine. Elle était
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femme d’intrigue, et sa principale profession était d’être conciliatrice des volontés, possédant éminemment toutes les conditions requises à ceux qui s’en veulent acquitter comme d’être Perruquière, Revendeuse, Dissimulatrice, d’avoir quantité de secrets pour l’embellissement du corps humain, et sur le tout, elle était un peu soupçonnée d’être Sorcière. Elle saluait si exactement le Gentilhomme de Cordoue, toutes les fois qu’il passait devant les fenêtres de Laure, qu’il crût que ce n’était pas
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sans dessein. Il l’accosta, et tout d’un temps, fit connaissance et d’amitié avec elle, lui découvrit son amour, et lui promit de faire pour le moins sa fortune, si elle le servait auprès de sa voisine. La vieille damnée ne perdit point de temps ; se fit introduire par les sottes servantes auprès de leur sotte Maîtresse, sous prétexte de lui faire voir des hardes à vendre ; la loua de sa beauté ; la plaignit d’être si tôt séparée de son mari ; et aussitôt qu’elle se vit seule avec elle, lui parla du beau Gentilhomme
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qui passait si souvent devant ses fenêtres. Elle lui dit qu’il l’aimait plus que sa vie, et qu’il avait une forte passion de la servir, si elle le trouvait bon. En vérité je lui en suis fort obligée, lui répondit l’innocente Laure, et j’aurais son service fort agréable ; mais la maison est pleine de valets, et jusqu’à tant que quelqu’un d’eux ne s’en aille, je ne l’oserais recevoir en l’absence de mon mari. Je lui en écrirai si ce gentilhomme le souhaite, et je ne doute point que je n’en obtienne
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tout ce que je lui demanderai. Il n’en fallait pas tant à la rusée entremetteuse pour lui faire reconnaître que Laure était la simplicité même. Elle lui fit donc entendre le mieux qu’elle put, de quelle façon ce Gentilhomme la voulait servir, lui dit qu’il était aussi riche que son mari, et si elle en voulait voir des preuves, qu’elle lui apporterait de sa part des pierreries de grand prix, et des hardes aussi riches qu’elle les pourrait souhaiter. Ha ! Madame, lui dit Laure, j’ai tant de ce que vous dites,
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que je ne sais où les mettre. Puisque cela est dit, répondit l’ambassadrice de Satan, et que vous ne vous souciez pas qu’il vous régale, souffrez au moins qu’il vous visite. Qu’il le fasse à la bonne heure, dit Laure, personne ne l’en empêche. Voilà qui est fort bien répondit la vieille, mais il serait encore mieux que vos valets et vos servantes n’en sussent rien. Il est fort aisé, répartit Laure, car mes femmes ne couchent point dans ma chambre, et je me mets au lit sans leur aide, et fort tard.
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Prenez cette clef qui ouvre toutes celles de la maison, et sur les onze heures du soir, il pourra entrer par la porte du jardin, où donne un petit escalier qui conduit à ma chambre. La vieille lui prit les mains, et les lui baisa cent fois, lui disant qu’elle allait redonner la vie à ce pauvre Gentilhomme qu’elle avait laissé demi-mort. Et pourquoi, s’écria Laure toute effrayée ? C’est vous qui l’avez tué, lui dit la fausse vieille. Laure devint pâle, comme si on l’eût convaincue d’un meurtre, et allait protester
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de son innocence, si la méchante femme qui ne jugea pas à propos d’éprouver davantage son ignorance, ne se fût séparée d’elle, lui jetant les bras au cou, et :l’assurant que le malade n’en mourrait pas : Vous pouvez bien penser qu’elle savait trop :bien son métier pour oublier cette merveilleuse clef qui ouvrait toutes les portes. Quelqu’un dira sur cette clef, et pensera avoir bien critiqué, qu’elle était enchantée, et que cela sent la fable : mais qu’il sache de la part de son très humble
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serviteur, que les Maîtres en Espagne ont de pareilles clefs, qu’il appellent maîtresses, et qu’une autre fois il ne reprenne pas ce qu’il ignore. Toutefois, qu’il reprenne à tort et à travers tout ce qui ne tombera pas sous son sens de très petite étendue, puissé-je être aussi impertinent que lui, si je m’en mets davantage en peine. Reprenons notre vieille. Elle alla retrouver son impatient amoureux, et lui rendit compte de tout ce qu’elle avait avancé, elle souriant d’un souris d’enfer, et lui sautant de joie. Il
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la récompensa en homme libéral, et attendit la nuit avec impatience. La nuit vint ; il entra dans le jardin, et monta le plus doucement qu’il put jusqu’à la chambre de Laure, dans le temps que la stupide se promenait à grands pas dans sa chambre, armée de toutes pièces, et la lance dans la main, suivant les salutaires instructions de son extravagant mari. Il n’y avait qu’une lumière en un endroit éloigné de la chambre, et la porte en était ouverte, sans doute pour recevoir le galant de Cordoue.
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Mais lui qui entrevit une personne armée, ne douta point qu’on ne le voulut attraper. Sa peur alors domina sur son amour tout violent qu’il était, et il s’enfuit plus vite qu’il n’était venu, s’imaginant qu’il ne pouvait assez tôt gagner la rue. Il alla chez sa médiatrice, et lui apprit le péril qu’il avait couru. Elle alla tout scandalisée trouver Laure, qui lui demanda d’abord pourquoi le Gentilhomme n’était pas venu, et s’il était malade. Il n’est point malade, et n’a pas manqué d’y venir
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mais il trouva un homme armé dans votre chambre. Laure fit un long éclat de rire, et ensuite deux ou trois de pareille étendue, à quoi la vieille ne comprenait rien. Enfin, quand la grande envie qu’elle avait de rire, se fut satisfaite, et lui laissa la liberté de parler, elle dit à la vieille qu’il fallait bien que ce Gentilhomme n’eût jamais été marié, et que c’était elle qui se promenait dans sa chambre toute armée. La Vieille ne comprenait rien à ce que lui disait Laure, et la crut longtemps
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tout à fait folle. Mais à force de questions et de réponses, elle apprit ce qu’elle n’eût jamais pu croire, tant de la simplicité d’une fille de quinze ans, qui devait tout savoir à cet âge-là, que de l’extravagante précaution dont son mari se servait pour s’assurer l’honneur de sa femme. Elle voulut laisser Laure dans son erreur, et au lieu de se montrer surprise de la nouveauté de la chose, autant qu’elle l’était, elle se mit à rire avec Laure, de la frayeur qu’avait eue le galant. La partie fut remise à la nuit. La vieille
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rassura le galant, et admira avec lui la sottise du mari et de la femme. La nuit vint, il entra dans le jardin, monta le petit escalier, et trouva encore sa Dame armée qui s’acquittait de son devoir. Il l’embrassa toute couverte de fer qu’elle était, et elle le reçut comme si elle l’eût vu toute sa vie. Enfin, il lui demanda ce qu’elle voulait faire de ces armes. Elle lui répondit en riant qu’elle ne pouvait les quitter, ni passer la nuit dans un autre équipage, et lui apprit, puisqu’il ne le savait pas,
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que c’était la vie des mariés, et que c’était faire un gros péché que d’y manquer. Le madré Cordouois eut toutes les peines du monde à la désabuser, et à lui persuader qu’elle était trompée, et que la vie des personnes mariées était toute autre chose. Enfin il la fit condescendre à se désarmer, et à vouloir bien apprendre une autre façon d’exercer le mariage plus commode, et plus plaisante, que celle que lui faisait pratiquer son mari, que Laure lui avoua être de grande fatigue. Il ne fut pas
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paresseux à la désarmer, il aida aussi à la déshabiller, ne trouvant pas qu’elle le fit assez vite, et s’étant déshabillé avec précipitation se coucha auprès d’elle, où, il lui fit avouer qu’il n’y avait rien de si différent que ses préceptes de mariage, et ceux de son mari, et il apprit tout ce qu’il en savait à Laure, qui ne se lassa point d’apprendre, tant que son mari fut à la Cour. Enfin elle en reçut une lettre qui lui apprit qu’il la revenait trouver, et que ses affaires de la Cour étaient faites ; et celles du Cordouant
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l’étant aussi dans Grenade, le drôle s’en retourna dans Cordoue, sans prendre congé de Laure, et je crois que ce fut aussi sans le regretter, rien n’étant si fragile que l’amour que l’on a pour une sotte. Laure ne le trouva point à redire, et reçut son mari avec autant de joie, et avec aussi peu de ressentiment de la perte de son galant, que si elle ne l’eût jamais vu. Dom Pèdre et sa femme soupèrent ensemble avec grande satisfaction de l’un et de l’autre. L’heure de se coucher arriva. Dom Pèdre se mit au lit
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selon sa coutume, et fut bien étonné de voir sa femme en chemise qui se vint coucher auprès de lui. Il lui demanda tout troublé, pourquoi elle n’était pas armée. Ha ! vraiment, lui dit-elle, je sais bien une autre façon de passer la nuit avec son mari, que m’a enseignée un autre mari que vous. Vous avez eu un autre mari ? Lui répliqua Dom Pèdre. Oui, lui dit-elle, si beau et si bien fait, que vous serez ravi de le voir, je ne sais pourtant quand nous le verrons. Car depuis la dernière lettre que
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vous m’avez écrite, il ne m’est pas venu voir. Dom Pèdre dissimulant son déplaisir, lui demanda qui il était, elle ne l’en put pas instruire davantage, et proposa à Dom Pèdre de lui apprendre ce que l’autre mari lui avait appris. Le malheureux feignit d’être malade : et peut-être l’était-il, tout au moins de l’esprit. Il tourna le dos à sa femme, et se repentant de ce qu’il avait choisi une femme idiote, qui non seulement l’avait offensé en son honneur, mais encore qui ne croyait pas s’en devoir cacher. Il se ressouvint
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des bons avis de la Duchesse, détesta son erreur, et reconnut, mais trop tard, qu’une honnête femme sait garder les lois de l’honneur, et si par fragilité elle y manque, qu’elle sait cacher sa faute. Enfin, il se consola d’un malheur sans remède. Il se feignit longtemps indisposé pour voir si les leçons de son Lieutenant n’auraient fait autre chose qu’apprendre à sa femme, ce qu’il eût mieux fait de lui apprendre lui-même. Il vécut encore quelques années avec elle, eut toujours l’oeil sur ses
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actions, et devant que de mourir, lui laissa tout son bien, à condition qu’elle se ferait Religieuse dans le Couvent où était Séraphine, qui apprit de lui que Laure était sa fille. Il écrivit à Madrid à son Cousin Dom Rodrigue toute son histoire, et lui avoua combien il s’était trompé à suivre une opinion aussi fausse que la sienne. Il mourut. Laure n’en fut ni affligée, ni réjouie. Elle entra dans le Couvent où était sa mère, qui prenant connaissance du grand bien que Dom Pèdre avait laissé à sa fille, en fonda un Couvent. L’histoire de Dom Pèdre fut divulguée après sa mort, et fit connaître à ceux qui en doutaient, que sans le bon sens, la vertu ne peut être parfaite, qu’une spirituelle peut être honnête femme d’elle-même, et qu’une sotte ne le peut être sans le secours d’autrui, et sans être bien conduite.
FIN.
(Texte saisi par David Chataignier à partir de l’exemplaire Y2-9833 disponible en version microfilmée à la Bibliothèque nationale de France sous la cote MICROFILM M-2907)