La Précaution inutile de d’Ouville

LA PRECAUTION INUTILE.

 

AVIS AU LECTEUR.

 

Entre plusieurs Nouvelles composées en Espagnol, par une Dame qui se peut égaler, non seulement pour l’invention, mais pour l’élocution encore aux plus célèbres Écrivains du siècle, je vous en ai choisi six qui m’ont paru les plus agréables, et les plus dignes d’êtres traduites en notre langue. Ne vous étonnez pas Lecteur, si je débute
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par une que vous aurez déjà vue, de la traduction de Monsieur Scarron, et que je vous donne encore le même titre qu’il lui a donné de La Précaution inutile, qui m’a paru plus naturel que si je l’eusse nommée après l’Espagnol Prevenido engañado, Le Précautionné attrapé. Outre que Monsieur Scarron, qui certainement mérité la réputation qu’il s’est acquise, affecte un style comique qui lui est tout particulier et auquel il a toujours réussi, et que de mon côté, j’ai affecté de m’attacher au sens tout pur, comme au style tout sérieux de la Dame que j’imite ; ce qui par conséquent
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rend la chose assez différente. Je vous ai encore fait connaître cette Dame par son nom, ce que Monsieur Scarron n’a pas voulu faire : je ne sais si c’est qu’il l’ait ignoré, ayant comme il l’a confessé lui-même, reçu ce présent d’un ami, qui peut-être l’ignorait encore. Ou si ce qui me paraît plus vraisemblable ne vous ayant donné qu’une seule Nouvelle de cette excellente Femme, il vous ait voulu cacher son sexe, de crainte que vous ne jugeassiez moins favorablement son travail. Pour moi qui connaît son mérite et sa suffisance, qui sais que
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son style ne doit rien à celui des Auteurs les plus achevés de sa Nation, et qui sais d’ailleurs que le Ciel n’a pas été plus avare de ses faveurs et de ses lumières à ce beau sexe qu’au nôtre. Je dis hardiment que c’est une Femme que je prends ici plaisir et de suivre, et d’imiter, et j’ose dire encore avec plus de hardiesse, que si je la savais bien imiter, vous jugeriez par ce seul ouvrage qu’il n’y a guère d’hommes qui la surpassent. Vous vous étonnerez sans doute, Lecteur, de ce que je lui donne si libéralement une de ces six nouvelles, que quelques-autres attribuent à ce fameux
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Auteur Espagnol qui entre plusieurs autres beaux ouvrages a composé la Fouine de Séville, laquelle j’espère vous donner traduite dans peu de jours : Mais outre que la chose est incertaine, comme lui et notre Maria Gayas ont paru de mérite égal, amis, et contemporains, je suis bien assuré que je n’en saurais recevoir aucun reproche du côté d’Espagne. Si ce petit travail vous plaît, je pourrai dans quelque temps vous donner un second volume des Nouvelles de la même Dame, et un autre en suite de ce fameux Auteur de la Fouine, duquel je vous ai déjà parlé.

 

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LA PRÉCAUTION INUTILE.

 

PREMIERE NOUVELLE.

 

Il arrive d’ordinaire, Messieurs, que les hommes les plus subtils et les plus avisés, et qui se précautionnent le plus pour se mettre à couvert des malices, et des tromperies des femmes, tombent plus souvent dans leurs pièges que ceux qui n’y songent
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point, et éprouvent enfin à leur dommage les choses qu’ils appréhendent. J’espère vous le faire voir par cette nouvelle, par laquelle on connaîtra clairement qu’il ne faut pas que personne se fie en son bon esprit, car quelque excellent qu’il puisse être, les plus habiles se mécomptent, et les plus experts se trouvent trompés. Que pas un d’eux donc ne serait assez téméraire pour courre le hasard d’une si dangereuse épreuve, mais que chacun bien plutôt craigne le mal qui lui peut venir de ce côté-là, et ne méprise pour l’éviter quelque occasion que ce puisse être, parce qu’en effet une femme sage et bien avisée, n’est pas viande pour un sot, ni une sotte et stupide une occasion digne d’un homme d’esprit.
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L’Illustre Cité de Grenade la merveille des Grandeurs de l’Andalousie, eut pour habitant D. Fadrique, le nom et la famille duquel il n’est nécessaire que je vous die pour le respect des nobles et illustres parents qu’il a en cette ville-là. Il me suffit de vous dire que sa noblesse et sa richesse allaient du pair avec son esprit et sa bonne mine, étant en l’un et en l’autre le plus accompli Cavalier, qu’il y eût, non seulement en son pays, mais en plusieurs autres où il était fort connu n’ayant point d’autre nom que le brave, le Galant, et le riche Dom Fadrique. Ses parents lui manquèrent étant encore assez jeune, mais il se gouvernait avec tant de prudence que tout le monde admirait son grand esprit, et sa sage conduite,
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de sorte qu’il ne paraissait pas être si peu âgé qu’il était, et comme on dit que les jeunes hommes sans amour, sont comme des joueurs sans argent, ou comme des danseurs sans violon, il plaça ses affections en une très belle et très galante Damoiselle de la même ville nommée Séraphine, et véritablement un vrai Séraphin en beauté, quoiqu’elle ne fût pas si riche que lui. Mais plus il lui témoignait de passion, plus elle se montrait sévère, et dédaigneuse parce qu’elle avait déjà donné son coeur à un autre Cavalier de la même ville qui [sic] était certes une chose pitoyable qu’un homme de mérite, et accompagné de si excellentes qualités comme était Dom Fadrique, se mit à aimer en un lieu dont un autre
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avait déjà pris possession. D. Fadrique n’ignorait pas l’amour de la belle Séraphine, mais il lui semblait qu’avec ses seules richesses, il surmonterait de plus grands obstacles. Outre la considération du bien, il jugeait que le galant que sa Dame aimait, n’était pas des plus qualifiés de la ville : sur cette confiance, il pensait qu’il n’aurait pas plus tôt demandé cette Dame en mariage à son père, qu’il la lui accorderait avec plaisir, mais Séraphine n’était pas de cet avis-là, parce qu’au Mariage l’inclination a un je ne sais quoi qui nous charme, et qui nous fait pencher insensiblement du côté qui plaît le mieux. Ce fut ce qui obligea D. Fadrique à ménager l’esprit de la fille avant que d’aller au père : il voyait de plus qu’il avait
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sur les bras un rival favorisé, quoi qu’il ne soupçonnât en façon quelconque la vertu de sa maîtresse. Il connaissait assez qu’elle aimait, mais il ne croyait pas que cet amour s’étendit plus loin qu’à une honnête correspondance, car encor que ce soit le véritable fondement de l’amour, il pensait bien pouvoir acquérir cette faveur pour lui-même. Avec ces espérances il commença à régaler Séraphine, et à faire des présents à ses servantes, et elle à le favoriser plus qu’elle n’avait encore fait, parce que quoi qu’elle aimât effectivement D. Vincent, (c’était le nom de son bien aimé) elle ne voulait pas être haïe de D. Fadrique, et les servantes faisaient tout ce qu’elles pouvaient pour lui, tant pour ce qu’elles étaient gagnées
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par ses présents que pour ce qu’elles jugeaient que c’était un meilleur parti, et qu’en toutes façons il méritait mieux que l’autre.

 

D. Fadrique là-dessus s’enhardit de lui écrire, et lui exagérant par une lettre passionnée la grandeur de son amour il la confia à la servante qu’il avait la plus obligée, mais quelque effort qu’elle fît, elle ne pût jamais engager sa maîtresse non seulement à lui faire réponse, mais à paraître seulement à la fenêtre afin qu’il pût au moins se consoler du plaisir de la voir un moment. Enfin quelque diligence que fît D. Fadrique, il ne put pas seulement jouir de sa vue, ni obtenir une seule réponse de quantité de lettres qu’il lui écrivait. Ce que ses servantes lui répondaient aux
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plaintes continuelles qu’il leur faisait, était que Séraphine était tombée en une profonde mélancolie, et qu’elle n’avait pas une heure de santé ni de repos. D. Fadrique s’imagina que la cause de cette mélancolie procédait sans doute de ce qu’elle se voyait frustrée des espérances que peut-être elle avait conçues de se voir mariée avec D. Vincent, parce qu’il ne passait plus par la rue comme il avait accoutumé. Il croyait qu’il s’en était retiré pour la crainte qu’il avait de lui, et pensant qu’il était obligé de rendre à sa maîtresse le contentement qu’il semblait lui avoir ôté, se confiant de ce qu’avec sa bonne mine, sa richesse et sa noblesse, il lui rendrait la belle humeur qu’elle avait perdue, et lui ôterait tous
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sujets de tristesse, il la demanda en mariage à son père, qui l’ayant communiqué à sa femme, il leur sembla à tous deux, comme on dit, voir les Cieux ouverts, ils ne la lui accordèrent pas seulement, mais louèrent le Ciel de lui avoir donné cette pensée, et s’offrirent à lui en qualité d’esclaves. Enfin, ils communiquèrent cette agréable proposition à leur fille, qui étant sage et avisée, leur dit qu’elle s’en réjouissait infiniment, et qu’elle était prête à leur obéir, non en cela seulement, mais en toute autre chose dès que sa santé le lui permettrait. Elle les pria donc d’entretenir D. Fadrique en cette bonne volonté quelques jours jusques à ce qu’elle se portât mieux, et que cependant dès l’heure même elle était résolue de faire tout ce qu’il leur plairait de lui commander.

 

Les parents de cette fille furent satisfaits de cette réponse qui ne sembla pas mauvaise à Fadrique, et ainsi il pria son beau-père (car il le tenait déjà pour tel,) qu’il eût soin de sa maîtresse. Il fit ce qu’il pût de son côté pour la réjouir, la régalant de mille présents curieux, et la divertissant de toutes sortes de Musiques agréables, bref il se promenait par la rue plus assidûment qu’il n’avait encore fait, tant pour l’amour qu’il lui portait, que pour la crainte qu’il avait de D. Vincent, quoiqu’il eût lieu de se consoler par le peu de soin qu’il voyait qu’il avait d’elle. Séraphine toute craintive se mettait quelquefois à la fenêtre, et laissait voir quelque partie
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de sa beauté à cet inquiet et impatient amoureux, encore que la pâleur, et la tristesse qui paraissaient sur son visage, donnassent de clairs témoignages de son mal, qui l’obligeait à demeurer presque toujours dans le lit : elle le gardait toutes les fois que son amant la visitait, car après sa déclaration il le pouvait faire assez librement, elle ne le recevait jamais qu’en présence de sa mère, et de ses servantes pour empêcher les privautés qu’il eût pu prendre avec elle aux termes où les choses étaient entre eux.

 

Quelques mois se passèrent en ces visites contraintes, au bout desquels D. Fadrique désespérait de cette ennuyeuse maladie, et résolut de se marier, soit qu’elle fût en santé ou non. Une nuit comme il avait
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accoutumé de faire aux autres étant au coin d’une rue veillant pour assurer sa jalousie, et adorant les murailles de cette belle malade, il vit environ sur les deux heures après minuit ouvrir la porte de son logis, et sortir par là une femme qui à l’air et à la taille semblait être Séraphine. Cela l’étonna, et quasi mort de jalousie, il s’approcha d’elle le plus qu’il lui fût possible pour n’être pas connu et s’éclaircissant de plus en plus, il connut enfin que c’était elle-même. D’abord sa jalousie lui fit soupçonner qu’elle allait chercher quelque bienheureux rival : ce qui l’obligeant de la suivre, il la vit entrer dans une espèce de Cour, où l’on avait accoutumé de serrer du bois à bâtir, qui
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était sans porte, et dont les murailles étaient à demi tombées ; ce jaloux désespéré ne douta point que D. Vincent n’y fût entré avec elle, et dans la rage qui le saisit, il médita d’abord de grandes vengeances, et ne put digérer l’affront qu’il s’imagina qu’on faisait à son honneur. Il fit le tour tout bellement, et entrant dans cette cour par un autre endroit pour n’être point aperçu, il vit comme cette dame était entrée dans une petite chambre qui était presque abattue où elle jeta de profonds soupirs, invoquant sourdement toutes les divinités à son aide, et mit à terre un enfant les cris duquel désabusèrent entièrement notre amant pour le jeter dans une confusion bien plus grande. Comme Séraphine se vit délivrée
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de cet embarras, en troussant sa jupe elle eut encore assez de force, et de courage pour retourner en son logis, laissant là ce pauvre innocent exposé à toutes les injures du Ciel, et de la fortune, nu, et sans assistance, puisque la terre seule lui servait, et de langes et de berceau. Mais le Ciel, qui aux dépens de la réputation de Séraphine eut compassion de cet enfant, ne voulut pas qu’il mourût sans Baptême. D. Fadrique arriva où il pleurait couché sur la terre, et le prenant et l’enveloppant dans son manteau, l’emporta faisant mille signes de Croix, et ne se pouvant assez étonner d’une si étrange aventure. Il lui fut aisé de juger que de là procédait la maladie de Séraphine, que D. Vincent en était le père, et que c’était
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pour ce sujet seul qu’il s’était absenté, et qu’il ne paraissait plus. Il rendit infinies grâces au Ciel de l’avoir délivré d’un si grand malheur par un accident si surprenant et si extraordinaire, et s’en alla avec ce gage à la maison d’une sage-femme à qui il donna charge de mettre cet enfant entre les mains de quelque personne qui en eût du soin, ordonna qu’on lui cherchât promptement une nourrice, et qu’il lui importait autant que sa vie qu’il n’en arrivât faute. Cette sage-femme fit charitablement ce qui lui était ordonné, et considérant cet enfant avec attention, elle vit que c’était une fille si belle, qu’elle semblait plutôt un Ange du Ciel qu’une créature humaine, elle lui chercha une nourrice, et D. Fadrique
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le jour suivant parla à une certaine Dame qui était sa tante, afin qu’elle prît le soin de faire nourrir en sa maison, Gracia qui fut le nom qu’elle reçut en Baptême.

 

Laissons-la entre les mains de cette bonne qui prit le soin de son éducation, car en temps et lieu on parlera d’elle, comme de la personne la plus importante à cette histoire. Et retournons à Séraphine qui déjà guérie de son mal au bout de huit ou dix jours, croyant avoir recouvert sa première santé, dit à ses parents que quand ils leur plairait, il pourraient mettre en exécution le mariage proposé avec D. Fadrique. Ce malheureux redoutant cette chose plus que la mort, fut à la maison de sa tante, de celle dis-je qui avait Gracie en son pouvoir, et lui
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dit qu’il lui était venu quelque désir en l’esprit de voir les Provinces de l’Espagne à quoi il voulait employer quelques années, et que c’était une curiosité assez digne de sa jeunesse, qu’il lui voulait laisser une procuration pour gouverner cependant tout son bien, dont elle pourrait disposer comme elle aviserait bien être. Surtout il lui recommanda d’avoir un très grand secret, et que si le Ciel la conservait jusqu’à ce qu’elle eût trois ans accomplis, il la suppliait de ne pas manquer à la mettre dans un couvent de Religieuses fort austères, où elle se put élever sans avoir aucune connaissance du monde, et
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qu’il avait un certain dessein pour elle qui pourrait éclore avec le temps. Cela fait, il fit porter tous ses meubles en la maison de sa tante, prit de l’argent et des lettres de change, écrivit à Séraphine, et incontinent après il se mit à cheval suivi d’un valet, prenant son chemin vers la très noble et très riche Cité de Séville. Séraphine reçut cette lettre qui contenait ces paroles.

 

“Si lorsque vous avez pu vous égaler à moi, ingrate, vous m’avez traité avec froideur et indifférence. Si à force de mépris, et de dédains vous m’avez fait paraître le peu de cas que vous faisiez de mon amour. Si vous m’avez si visiblement ôté par tromperies toutes les prétentions que je pouvais avoir en une possession que j’estimais
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glorieuse. Maintenant que vous prétendez l’impossible, c’est folie à vous de penser trouver quelque reste de feu parmi les cendres que vos froideurs ont entièrement amorties. Laissez-les en l’état qu’elles sont, je vous prie, ayez pitié de mon innocence, vos offres sont hors de saison. Malgré vos déguisements, le Ciel a permis que je fusse désabusé. Tendez vos pièges ailleurs, je ne me laisse plus attraper sur de fausses apparences.”

 

Cette lettre quoiqu’en termes assez obscurs ne fut que trop entendue de Séraphine. Elle était déjà assez en peine de n’avoir pu savoir ce qu’était devenu l’enfant qu’elle avait abandonné, quelques diligences qu’elle eût pu faire pour en apprendre des nouvelles : au milieu de
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ses inquiétudes elle se forgea mille soupçons en l’esprit, sur le prompt départ de D. Fadrique : son père et sa mère même disaient que cette précipitation ne devait pas être sans fondement, et voyant que Séraphine témoignait avoir désir de se faire Religieuse, ils y consentirent volontiers. Ainsi elle entra dans un Monastère fort confuse de ce qui lui était arrivé, et fort en peine de ce que pouvait être devenu cet enfant qu’elle avait été contrainte de laisser dans cette Cour. Car elle considérait que s’il était mort, sa conscience en demeurait fort chargée, ce qui l’obligeait d’autant plus de s’efforcer, par une vie austère et pénitente, non seulement d’obtenir le pardon de son péché, mais encore de passer toutes ses
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compagnes [sic] en dévotion, de sorte que chacun dans Grenade la regardait déjà comme une sainte.

 

D. Fadrique arriva à Séville tellement désabusé, et tellement hors de lui-même pour ce qu’il avait vu et connu en Séraphine qu’il ne pouvait s’empêcher d’envelopper les innocentes parmi les coupables, et de déclamer contre toutes les femmes en général. Il avait tort toutefois de se laisser emporter par une si aveugle indignation. Il devait laisser quelque place à l’honneur et la vertu, et se persuader que pour une mauvaise femme, il s’en peut trouver mille bonnes. Enfin il disait qu’il ne se fallait fier à pas une, revenant toujours à ce proverbe (garde-toi de la méchante femme, et ne te fie point à la bonne,)
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et de fait, il avait toutes les raisons du monde d’en mal juger, principalement de celles qui ont beaucoup d’esprit, parce que pour avoir trop de connaissances, elles pénètrent plus que les autres dans la source du mal, trompent pour paraître fines, et deviennent le plus souvent méchantes et vicieuses. Il soutenait qu’une femme ne devait savoir autre chose que gouverner sa maison, faire son travail, prier Dieu, et élever ses enfants en sa crainte, et condamnait le surplus comme plus nuisible que nécessaire à leur réputation. Avec cette pensée comme je vous ai déjà dit D. Fadrique entra dans Séville, et fut loger chez un sien parent, homme de condition, et riche avec dessein de séjourner là quelques mois, pour
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voir les raretés d’une si belle et si grande ville. Comme il y eut séjourné quelques jours en la compagnie de son parent, il vit en l’une des principales rues, à la porte d’une maison descendre d’un carrosse une Dame en habit de veuve, la plus belle qu’il lui sembla avoir vue de sa vie : outre sa beauté merveilleuse elle paraissait jeune, et d’une fort belle taille, et il apprit de plus qu’elle était fort riche, et des plus qualifiées de la ville. Encore qu’il eût sujet d’appréhender les femmes vu l’aventure de Séraphine, il ne laissa pas toutefois de se laisser éblouir, et vaincre par l’extraordinaire beauté de Dona Beatrix qui était le nom de cette admirable veuve.

 

D. Fadrique passant la rue y laissa
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son âme en gage, et comme il ne la voulait pas perdre, il pria son camarade d’y vouloir faire encore un tour. «Je vois bien, lui répondit D. Mathée, (ainsi se nommait son parent) que vous ne quitterez pas sitôt Séville. Si vous êtes de complexion aussi amoureuse que vous le faites paraître, je gage que cette belle veuve vous a déjà donné dans la vue.”
– Vous ne vous trompez pas cher ami, lui répondit D. Fadrique, et j’emploierais de bon coeur à son service tout ce qui me reste de vie.
– Il faut voir quelles sont vos prétentions répondit D. Mathéo, parce que je vous avertis que le bien que possède cette Dame, et sa vertu sont telles, que hors la déclaration de mariage, elle n’écoutera jamais personne quand ce serait le
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Roi même qui en voudrait faire le galant. Elle peut avoir à cette heure 23 ou 24 ans, elle a été deux ans mariée. Il y en a bien autant qu’elle est veuve, et tout ce temps-là aucun n’a mérité ses bonnes grâces étant fille, ni n’a eu seulement le bien de la voir étant mariée, ni aucune faveur d’elle depuis qu’elle est veuve, quoi qu’il y ait plusieurs personnes de mérite et de condition qui prétendent à cette gloire. Mais si votre amour est telle que vous me la témoignez, et qu’il faut aussi qu’elle le soit pour y aspirer, je lui parlerai fort volontiers en votre faveur. Je vois que pour être son mari vous avez toujours les qualités qu’elle saurait désirer, et il se pourra faire qu’entre tant de prétendants vous serez le seul
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agréable. Elle est parente de ma femme, ce qui m’oblige de la voir souvent, et je commence à bien espérer de ma négociation, parce que je la vois qui s’arrête à ce balcon, et vous considère : assurez-vous que ce n’est pas une petite faveur d’avoir souffert de cette façon votre présence, sans vous fermer la fenêtre au nez comme elle fait d’ordinaire à tous les autres qui prennent plaisir à la contempler.
– Ah ! Cher ami, lui dit D. Fadrique, comme oserai-je prendre la hardiesse de prétendre à un bien si grand qu’elle a refusé à tant de braves Cavaliers de Séville, moi qui suis étranger ? Mais si je dois mourir sans qu’elle le sache par la violence de mon amour, faites que je meure plutôt par son refus, et par
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ses mépris. Parlez-lui je vous prie mon cher parent, quand vous lui aurez dit qui je suis, et que vous lui aurez fait savoir, et mon bien et ma naissance, vous la pourrez assurer que je meurs d’amour pour elle.” Sur cet entretien, ils firent encore deux ou trois tours dans la même rue, lui faisant tous deux une révérence à laquelle elle répondit fort civilement. Lorsque Dona Béatrix était descendue du carrosse, elle avait remarqué le soin et l’attention avec laquelle D. Fadrique la regardait lui semblant étranger, et le voyant en la compagnie de D. Mathée, aussitôt donc qu’elle eut ôté sa mante, elle se mit au balcon, et se voyant comme j’ai dit saluée avec tant de courtoisie, elle leur rendit
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leur salut avec la même civilité ayant pris garde que pendant qu’ils parlaient ensemble, ils la regardaient attentivement. Ils s’en retournèrent donc tous deux en leur logis fort contents d’avoir vu cette belle Dame si courtoise et si civile pour eux. Ils demeurèrent d’accord que D. Mathée parlerait le lendemain à elle en faveur [de] D. Fadrique pour lui proposer son mariage, mais il était déjà si passionné pour elle qu’il eût souhaité que cette proposition se fût faite sur le champ.

 

La nuit se passa non pas si vite que notre amoureux Cavalier eût désiré. Il pressa fort son ami d’aller apprendre en diligence des nouvelles de sa vie ou de sa mort. Ce qu’il fit. Il parla à D. Beatrix, et ne
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manqua pas de s’étendre fort sur les rares qualités de l’avantageux parti qui se présentait pour elle. La Dame répondit civilement, qu’elle se sentait obligée à l’honneur qu’il lui faisait comme à son ami de l’en avoir jugée digne, mais qu’elle avait fait voeu le jour que l’on mit son mari en terre de ne se remarier point que trois ans ne fussent auparavant écoulés ; qu’elle devait cela à la bienséance, et à l’amitié qu’elle avait eue pour un mari si bon et si vertueux, que c’était là le seul sujet qui l’avait obligée à donner congé avec assez de rudesse à tous ceux qui pour le même dessein s’étaient déjà présentés, et que jusque là elle n’avait voulu rendre compte à personne du dessein qui l’y portait ; mais que si ce Cavalier
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voulait attendre l’an qui manquait encore des trois, elle lui donnait parole qu’elle ne serait jamais à d’autre qu’à lui, parce que s’il fallait dire la vérité, sa mine et sa taille jointes aux autres qualités que son ami lui avait exagérées, lui donnaient hautement la préférence sur tous ceux qui la recherchaient.

 

Avec cette réponse, D. Mathée retourna vers son ami fort content, s’imaginant qu’il n’avait pas mal négocié. D. Fadrique qui de moment en moment devenait plus amoureux, fut assez satisfait de cette réponse, quoi que cette attente lui semblant longue dans l’impatience de son amour, il s’y résolut pourtant, et de demeurer tout le reste de cette fatale année dans Séville, lui semblant être trop bien
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récompensé de sa patience, s’il pouvait enfin parvenir à une si glorieuse possession. Comme il avait de l’argent en abondance, il fit meubler un appartement dans la maison de son parent, il dressa un train fort magnifique avec de fort belles livrées, et fit faire plusieurs superbes habillements pour paraître davantage à la vue de cette belle qu’il allait voir quelquefois en la compagnie de D. Mathée ; car autrement il n’y eût pas été reçu, ne faisant cette faveur à personne depuis son veuvage. Il voulut lui faire des présents, mais il n’en put jamais obtenir la permission, cette beauté sévère ne voulut rien recevoir quoiqu’elle en fût fort pressée par ses servantes, ce Grenadien ne les avait pas peu obligées, tout
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ce que la maîtresse refusait, elles le recevaient à mains ouvertes, et ainsi elles eussent tenté jusques à l’impossible pour l’obliger, toute la faveur qu’elles purent obtenir d’elle, fut que lorsqu’elles lui disaient qu’il était en la rue, elle se mettait au balcon, où elles l’accompagnaient quelques fois à ouïr les sérénades qu’il lui donnait presque toutes les nuits, après avoir écouté quelque temps, elle disait assez haut qu’il était heure de se retirer pour lui marquer qu’elle y avait prêté l’oreille, de quoi il était aussi content que si on l’eût fait seigneur de toute la terre. Notre amant passa six mois en cet état, sans pouvoir jamais obtenir de D. Beatrix la permission de la voir seul à seul, et cette retenue le rendait si
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éperdument amoureux que jamais homme ne le fut avec tant de violence.

 

Une nuit qu’il se trouva à la rue de sa maîtresse, comme il s’y était trouvé plusieurs autres nuits, vu que sa passion ne lui laissait guère de repos, il vit par hasard la porte de sa maison ouverte, ce qui lui donna de la curiosité, et cette curiosité lui fit prendre la hardiesse d’entrer pour voir s’il ne découvrirait aucune chose, il se coula donc tout doucement, et sans être vu de personne jusques en son appartement, il la vit du bout d’une galerie assise en son estrade sans aucune compagnie que celle de ses servantes, elle priait à certaines heures, et comme elle eut achevé ce dévot exercice, elle se voulut déshabiller
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pour se mettre au lit. D. Fadrique voyant qu’elle s’allait coucher, descendit en bas avec le même silence pour s’en retourner chez lui, mais ce fut en vain parce que le cocher qui couchait en une petite chambre proche de la porte, avait fermé celle de la rue, assuré qu’il n’y avait plus personne qui voulût entrer ni sortir, et s’alla coucher. D. Fadrique se repentit fort de son impertinente curiosité : mais voyant qu’il n’y avait point de remède, il s’assit sur une pierre qu’il vit dans la cour, attendant que le jour parût. Car encore qu’il lui fût aisé d’appeler quelqu’un pour se faire ouvrir, il ne voulut pas hasarder dans l’opinion des serviteurs, la réputation de sa maîtresse, lui semblant que quand il serait jour, et
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que le cocher ouvrirait la porte, il pourrait sortir facilement sans que personne le vît, et que cependant il se pourrait tenir caché tout le reste de la nuit.

 

Il y avait près de deux heures qu’il était là quand oyant quelque bruit à la porte du quartier de sa maîtresse (car il voyait l’escalier de l’endroit où il était assis) il jeta les yeux du côté d’où il avait entendu le bruit, il vit sortir D. Beatrix (nouvelle admiration pour celui qui la croyait endormie) cette belle Dame portait sur sa chemise, une petite jupe de Taby de couleur de feu, tissu avec de l’argent en la doublure duquel paraissaient des étoiles sans avoir aucune chose sur elle qu’un petit manteau du même Taby doublé de Pane bleue
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qui lui couvrait les épaules, en sorte qu’elle laissait voir la blancheur de sa chemise, qui n’étant pas bien fermée laissait encore entrevoir quelque chose de plus blanc. Ses cheveux étaient arrêtés dans un rets de soie et d’or, quoi que pour la plupart ils fussent épars sur son beau visage, ce qui augmentait encore sa grâce et relevait sa beauté. Elle avait en sa gorge deux rangs de grosses perles, avec quantité d’autres plus petites qui faisaient plusieurs tours alentour de ses bras dont la blancheur se voyait fort clairement, les manches de sa chemise les laissant ouverts jusques aux coudes. L’amoureux Grenadien pouvait aisément remarquer toutes ces choses, parce que la belle tenait en l’une de ses blanches mains
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une bougie allumée dans un petit chandelier d’argent à la lueur de laquelle il put à son aise contempler toutes ces merveilles, et se fût estimé le plus heureux de tous les hommes s’il eût été le sujet qu’elle allait chercher. En l’autre main, elle tenait un plat d’argent avec deux ou trois pots de verre pleins de biscuits, de conserves, et de confitures, quelque fiole pleine de vin, et sur le bras une serviette fort blanche.

 

“Le Ciel me soit en aide”, disait en lui-même D. Fadrique, la regardant dès qu’elle sortit de sa chambre jusqu’à ce qu’il la vît descendre, par l’escalier, «Quel sera le bien heureux qu’un tel maître d’hôtel va servir ! Ah ! Si c’était moi, que je donnerais de bon coeur tout mon bien pour jouir d’une félicité pareille !”
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En disant cela, comme il vit qu’elle était au bas de l’escalier, et que son chemin s’adressait du côté où il était, il se retira jusques auprès de l’écurie, où il entra croyant être mieux caché. Mais voyant que Dona Beatrix venait de ce côté-là, il se mit derrière un des chevaux de carrosse. Cette Dame entra enfin dans ce lieu si indigne d’une si merveilleuse beauté, et sans prendre garde à D. Fadrique, qui était caché derrière le cheval, elle s’en alla vers une petite chambre qui était au bout de l’écurie. D. Fadrique crut par cette apparence, que quelqu’un de ses valets malade éveillait en elle cette charité, et l’obligeait à cette pieuse action, encore qu’il jugeât bien qu’il eût été plus séant pour elle, que quelqu’une de quantité
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de servantes qu’elle avait, l’eût faite que non pas elle ; mais attribuant le tout à une charité et humilité dévote, et vraiment Chrétienne (car il ne pouvait pas avoir une autre pensée) il voulut voir la fin de cette histoire, et sortant d’où il était, il alla après elle, jusques à se mettre en lieu qu’il pouvait voir tout ce qu’il y avait dans la chambre pour être si petite qu’à peine pouvait-elle contenir un petit lit. La valeur de D. Fadrique fut grande en cette occasion, parce que comme il arriva près de là, et qu’il vit tout ce qu’il y avait dans la chambre, il aperçut sa maîtresse en tel état que je ne sais pas comme il eut assez de patience pour le souffrir.

 

En un petit lit, qui était à l’endroit que je vous ai marqué était
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couché un Nègre, si défait qu’il n’avait quasi plus forme de créature humaine, il paraissait environ de l’âge de vingt-huit ans, ou trente ans, mais si laid et si horrible, qu’il lui semblait que le Diable avec toute sa laideur ne le pouvait égaler. Je ne sais véritablement si ce fut la passion qui le lui fit trouver tel, ou s’il l’était en effet jusques à cette extrémité : il semblait aussi par son visage have et défiguré qu’il n’avait plus guère de temps à vivre, parce qu’il avait la poitrine extrêmement élevée, ce qui augmentait encore sa laideur. La belle veuve s’assit en entrant sur le bord de sa couche, et ayant mis la bougie sur une petite table qui était proche de son lit, et ce qu’elle apportait, elle se mit à raccommoder ce lit, et
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comme il paraissait un diable en laideur, elle semblait être auprès de lui, un Ange en beauté, elle lui mit après cela, une de ses blanches mains sur le front, et avec une voix triste et pitoyable, lui dit : «Comment te portes-tu Antoine, ne veux-tu pas parler à moi mon coeur, écoute je te prie ouvre les yeux, regarde que c’est Béatrix qui te vient voir, prends mon fils, mange un morceau de cette Conserve, prends un peu de courage pour l’amour de moi, si tu n’as envie comme je t’ai aimé durant la vie, que je t’accompagne au tombeau ; m’entends-tu bien mon amour ? Ne me veux-tu ni répondre, ni regarder ?” Et en disant cela il lui coulait par les yeux de grosses perles, car ainsi puis-je bien nommer ses larmes,
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elle mit sa joue près de cet endiablé visage, laissant le pauvre D. Fad

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