Lettre à Maucroix

Table des matières

Jean de La Fontaine, « Lettre à Maucroix », Oeuvres diverses, Paris, Didot, 1729, t. III, p. 296-304.

De même que la Relation des magnificences faites par M. Fouquet à Vaux-le-Vicomte, ce texte, qui propose une relation de la fête de Vaux, au sein de laquelle ont été créés Les Fâcheux, est resté à l’état de manuscrit au XVIIe siècle.

 

 

LETTRE À M. DE MAUCROIX.

 

Relation d’une Fête donnée à Vaux.

 

Si tu n’as pas reçu réponse à la Lettre que tu m’as écrite, ce n’est pas ma faute, je t’en dirai une autre fois la raison, et je ne t’entretiendrai pour ce coup-ci que de ce qui regarde M. le Surintendant : non que je m’engage à t’envoyer des Relations de tout ce qui lui arrivera de remarquable ; l’entreprise serait trop grande, et en ce cas-là je le supplierais très humblement de se donner quelquefois la peine de faire des choses qui ne méritassent pas qu’on en parlât, afin que j’eusse le loisir de me reposer. Mais je crois qu’il y serait aussi empêché que je le suis à présent. On dirait que la Renommée n’est faite que pour lui seul, tant il lui donne d’affaires tout à la fois. Bien en prend à cette Déesse de ce qu’elle est née avec cent bouches, encore n’en a-t-elle pas la moitié de ce qu’il faudrait pour célébrer dignement un si grand Héros, et je crois que quand elle en aurait mille, il trouverait de quoi les occuper toutes. Je ne te conterai donc que ce qui s’est passé à Vaux le 17 de ce mois : le Roi, la Reine Mère, Monsieur, Madame, quantité de Princes et de Seigneurs s’y trouvèrent : il y eut un souper magnifique, une excellente Comédie, un Ballet fort divertissant, et un feu qui ne devait rien à celui qu’on fit pour l’Entrée.

 

Tous les sens furent enchantés,
Et le régal eut des beautés,
Dignes du lieu, dignes du Maître,
Et dignes de leurs Majestés,
Si quelque chose pouvait l’être.

 

On commença par la promenade. Toute la Cour regarda les eaux avec grand plaisir. Jamais Vaux ne sera plus beau qu’il le sera cette soirée-là, si la présence de la Reine ne lui donne encore un lustre qui véritablement lui manquait. Elle était demeurée à Fontainebleau pour une affaire fort importante, tu vois bien que j’entends parler de sa grossesse. Cela fit qu’on se consola ; et enfin on ne pensa plus qu’à se réjouir. Il y eut grande contestation entre la Cascade, la Gerbe d’eau, la Fontaine de la Couronne, et les Animaux, à qui plairait d’avantage ; les Dames n’en firent pas moins de leur part.

 

Toutes entre elles de beauté
Contestèrent aussi chacune à sa manière.
La Reine avec ses fils contesta de bonté.
Et Madame d’éclat avecque la lumière.

 

Je remarquai une chose à quoi peut-être on ne prit pas garde, c’est que les Nymphes de Vaux eurent toujours les yeux sur le Roi : sa bonne mine les ravit toutes, s’il est permis d’user de ce mot en parlant d’un si grand Prince. Ensuite de la promenade on alla souper. La délicatesse et la rareté des mets furent grandes ; mais la grâce avec laquelle Monsieur et Madame la Surintendante firent les honneurs de leur maison le fut encore d’avantage. Le souper finit, la Comédie eut son tour : on avait dressé le Théâtre au bas de l’allée des sapins.

 

En cet endroit, qui n’est pas le moins beau
De ceux qu’enferme un lieu si délectable,
Au pied de ces sapins et sous la grille d’eau,
Parmi la fraîcheur agréable
Des fontaines, des bois, de l’ombre et des Zéphyrs,
Furent préparés les plaisirs
Que l’on goûta cette soirée
De feuillages touffus la scène était parée,
Et de cent flambeaux éclairée,
Le Ciel en fut jaloux : enfin figure-toi
Que lorsqu’on eût tiré les toiles,
Tout combattit à Vaux pour le plaisir du Roi,
La musique, les eaux, les lustres, les étoiles.

 

Les Décorations furent magnifiques, et cela ne se passa pas sans Musique.

 

On vit des Rocs s’ouvrir, des Thermes se mouvoir,
Et sur son piédestal tourner mainte figure ;
Deux Enchanteurs pleins de savoir
Firent tant par leur imposture,
Qu’on crut qu’ils avaient le pouvoir
De commander à la nature.
L’un de ces Enchanteurs est le sieur Torelli,
Magicien expert, et faiseur de miracles :
Et l’autre, c’est Lebrun, par qui Vaux embelli
Présente aux regardants mille rares spectacles,
Lebrun dont on admire et l’esprit et la main,
Père d’inventions agréables et belles,
Rival des Raphaël, successeurs des Apelles,
Par qui notre climat ne doit rien au Romain.
Par l’avis de ces deux la chose fut réglée ;
D’abord aux yeux de l’assemblée
Parut un rocher si bien fait
Qu’on le crut rocher en effet ;
Mais insensiblement se changeant en coquille,
Il en sortit une Nymphe gentille,
Qui ressemblait à la Béjart,
Nymphe excellente dans son art,
Et que pas une ne surpasse.
Aussi récita-t-elle avec beaucoup de grâce
Un Prologue estimé l’un des plus accomplis
Qu’en ce genre on pût écrire,
Et plus beau que je ne dis,
Ou bien que je n’ose dire,
Car il est de la façon
De notre ami Pellisson.
Ainsi, bien que je l’admire,
Je m’en tairai, puisqu’il n’est pas permis
De louer ses amis.

 

Dans ce Prologue, la Béjart qui représente la Nymphe de la fontaine où se passe cette action, commande aux Divinités qui lui sont soumises, de sortir des marbres qui les enferment, et de contribuer de tout leur pouvoir au divertissement de Sa Majesté : aussitôt les Thermes et les Statues qui font partie de l’ornement du Théâtre, se meuvent, et il en sort je ne sais comment, des Faunes et des Bacchantes qui font l’une des entrées du Ballet. C’est une fort plaisante chose que de voir accoucher un Therme, et danser l’enfant en venant au monde. Tout cela fait place à la Comédie, dont le sujet est un homme arrêté par toute sorte de gens sur le point d’aller à une assignation amoureuse.

 

C’est un ouvrage de Molière,
Cet écrivain par sa manière,
Charme à présent toute la Cour.
De la façon que son nom court,
Il doit être par delà Rome :
J’en suis ravi, car c’est mon homme.
Te souvient-il bien qu’autrefois,
Nous avons conclu d’une voix
Qu’il allait ramener en France
Le bon goût et l’air de Térence ;
Plaute n’est plus qu’un plat bouffon,
Et jamais il ne fit si bon
Se trouver à la Comédie,
Car ne pense pas qu’on y rie
De maint trait jadis admiré,
Et bon in illo tempore ;
Nous avons changé de méthode,
Jodelet n’est plus à la mode,
Et maintenant il ne faut pas
Quitter la nature d’un pas.

 

On avait accommodé le Ballet à la Comédie autant qu’il était possible, et tous les danseurs y représentaient des fâcheux de plusieurs manières : en quoi certes ils ne parurent nullement fâcheux à notre égard ; au contraire on les trouva fort divertissants, et ils se retirèrent trop tôt au gré de la compagnie. Dès que ce plaisir fut cessé, on courut à celui du feu.

 

Je voudrais bien t’écrire en vers
Tous les artifices divers
De ce feu le plus beau du monde,
Et son combat aveque l’onde,
Et le plaisir des assistants.
Figure-toi qu’en même temps
On vit partir mille fusées,
Qui par des routes embrasées
Se firent toutes dans les airs
Un chemin tout rempli d’éclairs,
Chassant la nuit, brisant ses voiles.
As-tu vu tomber des étoiles ?
Tel est le filon enflammé,
Ou le trait qui lors est formé.
Parmi ce spectacle si rare
Figure-toi le tintamarre,
Le fracas et les sifflements
Qu’on entendait à tous moments.
De ces colonnes embrasées,
Il renaissait d’autres fusées,
Ou d’autres formes de pétard,
Ou quelque autre effet de cet art ;
Et l’on voyait régner la guerre
Entre ces enfants du tonnerre.
L’un contre l’autre combattant,
Voltigeant et pirouettant,
Faisait un bruit épouvantable,
C’est-à-dire un bruit agréable.
Figure-toi que les échos
N’ont pas un moment de repos,
Et que le Choeur des Néréides
S’enfuit sous ses grottes humides.
De ce bruit Neptune étonné,
Eut craint de se voir détrôné,
Si le Monarque de la France
N’eût rassuré par sa présence
Ce Dieu des moites Tribunaux,
Qui crut que les Dieux infernaux
Venaient donner des sérénades
À quelques-unes des Naïades.
Enfin la peur l’ayant quitté,
Il salua sa Majesté :
Je n’en vis rien, mais il n’importe :
Le raconter de cette sorte
Est toujours bon et quant à toi
Ne t’en fais pas un point de foi.

 

Au bruit de ce feu succéda celui des tambours ; car le Roi voulant s’en retourner à Fontainebleau cette même nuit, les Mousquetaires étaient commandés. On retourna donc au Château, où la collation était préparée. Pendant le chemin, tandis qu’on s’entretenait de ces choses, et lorsqu’on ne s’attendait plus à rien, on vit en un moment le Ciel obscurci d’une épouvantable nuée de fusées et de serpenteaux : faut-il dire obscurci ou éclairé ? Cela partait de la lanterne du Dôme. Ce fut en cet endroit que la nuée creva d’abord ; on crut que tous les astres grands et petits étaient descendus en terre, afin de rendre hommage à Madame ; mais l’orage étant cessé, on les vit tous en leur place : la catastrophe de ce fracas fut la perte de deux chevaux.

 

Ces chevaux qui jadis un carrosse tirèrent,
Et tirent maintenant la barque de Caron,
Dans les fossés de Vaux tombèrent,
Et puis de là dans l’Achéron.

 

Ils étaient attelés à l’un des carrosses de la Reine, et s’étant cabrés à cause du feu et du bruit, il fut impossible de les retenir. Je ne croyais pas que cette relation dût avoir une fin si tragique et si pitoyable. Adieu. Charge ta mémoire de toutes les belles choses que tu verras au lieu où tu es.

 

Ce 22 Août 1661.

 

(Texte saisi par David Chataignier à partir de l’exemplaire YE-8320, tome III, de l’édition citée ci-dessus).

 

– Autres textes concernant la vie théâtrale et musicale selon Loret en 1661

Ressources complémentaires

Les spectacles et la vie de cour selon les gazetiers
Chronologie moliéresque
Textes du XVIIe siècle en version intégrale
Textes de Molière en version diplomatique

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