La Dévotion aisée

Pierre LE MOYNE, La Dévotion aisée, Paris, chez Antoine de Sommaville, 1652

LA DEVOTION AISEE.

Par le Père Pierre Le Moyne, de la Compagnie de Jésus.

À Paris, chez Antoine de Sommaville.
1652.

 

À Madame la duchesse de Montmorency.

 

MADAME,

 

La dévotion, que tant de gens ont décriée, avait besoin de quelqu’un qui la défendît, et sa [page suivante] défense, que j’ai entreprise en cet ouvrage, ne pouvait avoir plus d’autorité que sous votre nom et de vos exemples. Je sais bien que ce n’est pas l’ordinaire de béatifier les vertus vivantes, et que les modèles achevés et les patrons accomplis ne se trouvent pas en ce monde. Les astres mêmes, qui en sont les plus hautes et les plus belles parties, ont des inégalités et des taches, souffrent des révolutions et des chutes.

 

Mais, MADAME, vous n’êtes plus de ce monde que par la bonne odeur que vous y avez laissée et par les merveilles que vous y faites. Votre vertu est dans une distance d’où elle peut se faire voir sans faire d’ombre, d’où elle [page suivante] peut éclairer la terre sans être obscurcie par les vapeurs de la terre, et il semble que Dieu ne la laisse dans cette distance qu’afin qu’elle soit longtemps sur la montre, que notre siècle en soit longtemps illuminé et que sa mémoire demeure plus fraîche et plus éclatante aux autres siècles.

 

Je ne pouvais donc mieux commencer que par vous, MADAME, la défense de la dévotion ; votre seul nom est une déclaration pour elle, toutes vos actions sont des faits qui la justifient et qui la louent ; vous lui êtes vous-même une apologie et un éloge, mais une apologie instructives et pleine de grandes maximes ; [page suivante] mais un éloge qui explique et qui décide, qui sollicite et qui persuade ; et tout ce qu’enseignent avec un si grand nombre de paroles tant de directeurs vivants et de directeurs imprimés se peut comprendre en un mot quand on vous allègue.

 

Permettez-moi de continuer, MADAME ; quoi que je dise de vous, votre modestie n’a point de droit sur ce que je dis ; ce n’est pas pour vous que j’en parle, c’est pour le public, à qui on ne doit pas cacher les modèles que Dieu lui donne. Y-t-il quelque vertu régulière et de mesure, y a-t-il quelque vertu héroïque et relevée au-dessus des règles et des mesures, dont vous n’ayez donné des [page suivante] exemples dans la cour et dans le désert, dans la bonne fortune et dans la mauvaise, à toutes les conditions et à tous les âges ?

 

Vous avez donné à la cour le plus beau patron qu’elle ait jamais vu, d’une prospérité sobre et modeste, d’une grandeur sans débordement et sans enflure, d’une abondance sujette aux lois et resserrée dans des bornes. Vous lui avez montré par vos exemples que la Fortune, je dis la riche, la haute, l’heureuse Fortune, n’est pas indocile ni incapable de discipline ; que le luxe peut apprendre la retenue et la modération, que les délices peuvent être frugales et tempérantes. Vous lui avez fait voir une pureté [page suivante] inviolable à la contagion de son mauvais air, une vertu à l’épreuve de ses coutumes et de ses exemples, une candeur sans fard et sans artifice, qui effaçait le fard et défaisait les artifices, une simplicité plus subtile et mieux instruite, plus accorte et mieux éclairée que sa finesse.

 

Il y a bien davantage, MADAME, et vous avez fait une merveille bien plus surprenante. Vous avez introduit la dévotion à la cour, où elle n’avait jamais été qu’en passant et en cachette. Mais vous l’y avez introduite hautement et en plein jour ; vous l’avez menée dans les assemblées et dans les conversations, aux heures de cérémonie et aux [page suivante] heures de réjouissance ; et soit qu’elle reçût de vous quelque teinture de dignité, soit que vous reçussiez d’elle quelque lueur extraordinaire, les libertins, qui en faisaient leur jouet partout ailleurs, baissaient les yeux et la respectaient en votre présence.

 

Aussi, MADAME, cette dévotion n’était pas cette joueuse qui n’est occupée qu’à représenter et à feindre, qui met tout son soin à se faire des masques et à se préparer du plâtre. C’était une solide et sérieuse dévotion, qui donnait une marque de christianisme à toutes vos actions, qui faisait luire toute votre personne du feu de votre coeur et de l’onction de votre âme, qui ne souffrait rien [page suivante] que de juste et de concerté entre votre foi et votre vie.

 

Ce n’est donc pas une merveille ordinaire et de tous les jours, d’avoir renouvelé en ce siècle une rareté du temps des miracles, de lui avoir fait voir de la verdure et des fleurs dans une région de feu, de lui avoir appris que la cour n’est pas toujours coupable de l’impiété des courtisans, et qu’il n’y a pas seulement des démons dans la sphère des foudres et des comètes, qu’il y a encore des anges qui ne se noircissent point à ces comètes ni ne se brûlent à ces foudres.

 

Je n’ose rien dire, MADAME, des dévotions cachées et des merveilles invisibles de votre [page suivante] retraite, et il n’est point nécessaire d’en rien dire. Les gémissements de la tourterelle doivent être laissés à la solitude et au silence à qui elle les confie, et il faut faire conscience de lever le voile du sanctuaire et de se mêler de ce qui se passe dans l’Arche entre Dieu et les Chérubins.

 

Ne parlant que pour la public, je ne veux parler que de vos exemples publics, et c’était déjà beaucoup, MADAME, que vous lui eussiez appris à modérer la prospérité qui est emportée, à ranger la grandeur qui embarrasse, à remettre l’honneur et la pureté dans les délices, je dis même dans les délices de la cour, qui ont si mauvais bruit et qui sont si [page suivante] contagieuses. Mais, MADAME, ce beaucoup n’était pas de l’étendue d’une vertu si universelle et si générale, , de si grand usage et de si grande montre que la vôtre ; et pour lui donner de quoi déployer toute sa force et achever sa couronne, il fallait la mettre en lieu où elle nous fît voir une adversité tranquille et ordonnée, une douleur résignée et courageuse, un grand deuil accompagné d’un grand sens, et ce qu’avant vous, MADAME, on n’avait peut-être jamais vu, un amour sage et violent, un amour sans bornes et sans désordre, un amour poussé à l’extrémité du malheur et retenu dans les termes de la modestie. [page suivante]

 

Vous avez fait tout cela, MADAME, mais vous l’avez fait si hautement et avec tant de succès que notre siècle, qui l’a vu, a peine à le croire ; et l’Histoire, qui le racontera aux autres siècles, sera traitée de fabuleuse. Ceux-là mêmes qui ne doutent point de la fidèle Artémise et de la constante Porcie, douteront de la fidèle et de la constante Félice. Ils ne croiront pas qu’il se soit trouvé une vertu assez héroïque pour aimer et pour souffrir avec tant de sagesse et tant de force, pour entretenir si longtemps une si juste et si difficile harmonie de raison et de douleur, un si violent et si merveilleux concert d’affliction et de bienséance.

 

Mais, MADAME, ce qui ne [page suivante] se croira pas sur le témoignage de la Tradition et sur le récit de l’Histoire se croira sans peine à la vue de ce mausolée, qui sera l’éternelle tradition de votre deuil et de vos larmes, qui sera l’immortelle histoire de votre constance et de votre fidélité. Cette invention est de l’Amour, qui est inventif et libéral, même dans ses malheurs et dans ses pertes ; qui est ingénieux et splendide, même dans ses plaintes et dans ses peines. Il a mis vos larmes en marbre et votre deuil en figure, et par là il a voulu donner une éternité temporelle à votre deuil et à vos larmes, il a voulu que votre mémoire aimât et souffrît encore après vous, qu’elle pleurât [page suivante] perpétuellement et par les yeux de tous les siècles.

 

N’en doutez point, MADAME, ce deuil somptueux et ces magnifiques larmes seront accompagnés des regrets et des pleurs, de l’admiration et du culte de tous les siècles. La postérité en fera un de ses plus religieux spectacles ; et à l’avenir, ce ne sera plus de l’Histoire ni des fables, ce ne sera plus de l’ombre d’Artémise ni du fantôme de Porcie, ce sera de cette structure d’honneur et de piété, ce sera de l’image et de la mémoire de Félice que les héroïne apprendront à aimer sagement et avec force, à souffrir courageusement et avec constance. [page suivante]

 

Il y a donc en votre vie, MADAME, des modèle de toute manière et des patrons de toute forme. Il y a des exemples de vertu mesurée et de vertu sans mesure ; et je ne pouvais mieux justifier la dévotion que par la montre de ces exemples. Outre que par là je fais valoir le mérite de sa cause et m’assure de la voix des juges, je me dégage envers vous, MADAME, et m’acquitte d’une vieille dette.

 

Il y a quelques années que je mis en passant un grain d’encens et deux ou trois fleurs sur le Tombeau de feu Monsieur le duc de Montmorency. C’était un devoir que je rendais à une mémoire qui sera le deuil éternel et [page suivante] l’éternel honneur de la France. Néanmoins, MADAME, vous fîtes valoir ce grain d’encens plus qu’une montagne d’or, vous reçûtes ces deux ou trois fleurs comme vous eussiez reçu une couronne, et par là, ce que j’avais fait pour m’acquitter d’un devoir public m’engagea dans une dette particulière.

 

Vos aïeux héros, Madames, et vos aïeules héroïnes, les anciens Romains et les anciennes Romaines recevaient ainsi les présents des Muses, qu’ils préféraient aux largesses de la Fortune. Ils savaient, ces grands polis et disciplinés, que la Fortune donne bien la base à la Grandeur, mais qu’elle a besoin que les Muses lui [page suivante] donnent la figure et la beauté, qu’elles la parfument et la couronnent, qu’elles la garantissent du mauvais temps et des années. Ils croyaient que la pourpre et les diadèmes n’avaient qu’autant de lustre que leur en donnaient ces bonnes déesses ; ils n’estimaient que ce qui avait passé par leurs mains et en avait reçu la teinture ; ils eussent donné des veines d’argent et des sources d’or pour les moindres gouttes de cette teinture, et on en a vu pleurer au milieu de leurs triomphes, parce qu’ils ne la pouvaient avoir si fine ni de si belle couleur qu’ils la souhaitaient. En cela, certes, ils étaient bien différents de certains grands, qui préféreraient un [page suivante] ragoût et quatre asperges à tous les parfums et à toutes les couronnes des Muses ; qui feraient plus d’honneur à un écuyer de cuisine qu’à tous les successeurs de Virgile et de Tite-Live, qu’à Virgile même et à Tite-Live s’ils revenaient encore au monde. Ce ne sont aussi que des grands barbares et matériels, de la taille et de la forme des grands tartares et des grands mosques [sic.] ; et ôté la langue et l’habit, je ne sais s’il leur reste rien qui les distingue des sauvages. Et comme durant leur vie leur grandeur est une grandeur de colosse, qui est sans intelligence et sans esprit, qui n’a que la pesanteur et la masse, il n’en reste aussi, après la [page suivante] mort, que de la boue qu’on foule et de la poussière que le vent dissipe.

 

Vos civilités, MADAME, bien éloignées de la barbarie de ces gens-là, m’ont fait votre débiteur, et j’ai cru que je ne devais pas attendre plus longtemps à reconnaître ma dette, ni en remettre le paiement à une autre occasion. Les Muses, qui ne sont guère amies de la fortune, pourraient bien quelquefois n’être pas solvables ; mais étant parentes des Grâces, comme elles sont, elles ne sauraient jamais être ingrates. J’avoue que les miennes ne sont pas fort riches ; elles n’en sont pas moins reconnaissantes, et je ne craindrai point, MADAME, [page suivante] de les cautionner sur cet article. Quand les fleurs et l’encens pourraient leur manquer, les prières ne me manqueront jamais, et vous ne douterez point, MADAME, que dans ce fonds toujours préparé et toujours entier, il n’y ait de quoi payer pour elles et de quoi satisfaire à l’obligation que j’ai d’être parfaitement,

 

MADAME,

votre très humble et très obéissant serviteur.

Pierre Le Moine. De la Compagnie de Jésus.

 

La préface manquait à ce livre, et comme l’auteur se préparait à y travailler, il a trouvé plus à propos de l’avis de ses amis [sic.] de se décharger de ce travail et de faire servir cette lettre, qui fait tout ce que pourrait faire une préface. Elle explique le sujet et les principales parties de tout l’ouvrage. Elle parle de l’occasion où le dessein en fut formé, et dit d’autres choses qui se peuvent utilement dire en public.

 

LETTRE
du sujet et du dessein de livre,
ajoutée au lieu de préface.

 

A MADAME DE TOISY.

 

Madame,

Je vous renvoie notre conversation de dernièrement, mais je vous la renvoie mieux ordonnée et plus durable, en meilleure forme et avec plus de masse, et peut-être encore avec plus d’esprit répandu par cette masse. [page suivante] Je me suis servi de ce moyen de la rappeler deux mois après, de lui donner de la consistance et de l’étendue, et cela m’a fait souhaiter, Madame, qu’au lieu du secret de fixer le mercure, que la chimie cherche il y a si longtemps, quelque autre secte plus inventive et plus heureuse que la chimie nous eût trouvé le secret de fixer la voix, de donner un corps aux paroles, de leur arracher ces ailes invisibles qu’un sage aveugle leur a vues. La belle chose, Madame, mais la commode et la divertissante chose que ce serait, d’avoir des discours et des harangues sans impression et sans écriture, d’avoir des prédications sans [page suivante] tumulte et sans embarras, d’avoir des conversations sans cérémonie et sans contrainte, mais instructives et agréables, mais tempérées de ce doux et de cet utile dont le juste mélange ne se peut trouver que par les sages polis et par les vertueux de belle humeur et de bel esprit.

 

Vous reverrez en celle-ci notre dispute de la dévotion, et je ne doute point que la revoyant vous ne cédiez à l’écriture ce que vous avez contesté à la vive voix. Votre contestation pourtant me parut un peu étrange, et une autre fois, Madame, si l’envie vous revient encore de parler pour les difficultés de la dévotion, je suis d’avis que [page suivante] vous prêtiez vos paroles à quelqu’une de ces vertueuses aigres, de ces dévotes piquantes qui sont toutes de fiel et d’épines. Vous êtes vertueuse d’un trop bel air et d’une manière trop agréable ; vous pratiquez une dévotion trop civile et trop complaisante ; à tout propos vous seriez alléguée contre vous-même, votre vie réfuterait vos raisons, votre conduite en serait plutôt crue que vos paroles.

 

Mais, Madame, il ne fallait que nous entendre pour nous accorder. Vous preniez la dévotion dans cet étage supérieur où l’on ne monte que par une longue croix et par une mort [page suivante] continuelle ; où il ne monte que des contemplatifs et des extatiques ; et je la prenais dans ce bas étage où tout le monde est appelé, où toutes les conditions doivent avoir une juste place, où les grands mêmes et les riches doivent entrer avec l’attirail de leur fortune et l’embarras de leurs richesses. Je soutenais, Madame, que cette dévotion qui doit être dans l’usage commun ne pouvait être malaisée, et c’est encore ce que je soutiens en ce livre, qui n’est qu’une copie de notre conversation, mais une copie un peu plus grande et plus correcte que l’original.

 

Je ne suis faiseur d’horoscope ni diseur de bonne [page suivante] aventure, mais je me connais assez en la destinée des livres pour deviner que la fortune de celui-ci ne sera pas tout à fait mauvaise. Il a quelques marques assez heureuses, son nom même a été trouvé de bon présage, et je n’en saurais mal augurer, puisque vous avez contribué à sa naissance. Néanmoins, Madame, il ne saurait être plus heureux ni faire une meilleure fortune, quand il lui sera permis de se produire, que de profiter au public ; et il fera le profit que je prétends, s’il guérit les vaines craintes des appréhensifs, s’il leur fait voir que la dévotion n’est pas la fâcheuse et l’insupportable qu’ils se figurent, s’il persuade aux [page suivante] égarés de quitter les voies embarrassées et périlleuses et de suivre la vertu par les routes faciles et assurées qu’elle leur montre. C’est particulièrement à ces égarés et à ces appréhensifs que ce livre est adressé. Ce n’est pas qu’il ne puisse encore servir à la conduite de ceux qui sont dans le bon chemin, et vous-même, Madame, qui allez si droit et si vite par ce chemin, vous pourrez y trouver quelques adresses qui vous aideront à marcher plus sûrement et plus à l’aise.

 

Le premier livre vous apprendra à fonder vos bonnes oeuvres sur vos devoirs, à être vertueuse avec proportion et par [page suivante] règle, à être dévote de méthode et de mesure, à ne faire point de corvée, à ne prendre point de charge qui passe vos forces. Je pense vous l’avoir déjà dit, Madame, la carrière est longue, il se faut ménager pour la fournir et penser plutôt à gagner le but qu’à se lasser. La couronne doit être complète, et une couronne ne se fait pas d’un coup de marteau, il y faut plus de persévérance que d’effort, et moins de contention que d’adresse.

 

Vous trouverez dans le second livre ce que vous avez désiré de moi sur le bon usage des divertissements et des parures. La manière dont vous en usez est si dégagée et si retenue, est si [page suivante] bienséante et si modérée, qu’il y a même de l’instruction et du bon exemple en vos divertissements, qu’il y a des leçons et des modèles de modestie en vos parures, et je ne sais s’il en paraît davantage dans le cours et dans le bal, dans les concerts et dans les assemblées des étoiles. Mais, Madame, ce qui suffit à l’honnête femme ne suffit pas à la chrétienne, ce qui est assez pour la sage n’est pas assez pour la dévote. Il y a quelques traits en cela que les plus honnêtes Grecques et les plus sages Romaines n’ont point connus, qu’Aristote et Sénèque n’ont point enseignés, et vous trouverez ces traits assez [page suivante] nettement exprimés en ce second livre.

 

Le troisième vous enseignera de quelle méthode et avec quel art il faut faire une vertu chrétienne de la nécessité naturelle que nous avons de souffrir en cette vie. Quelques excellentes qualités que vous ayez, vous n’en avez point qui vous en dispense. La jeunesse n’en dispense point : il y a des brouillas et des nuages, il y a de mauvais jours et de mauvaises nuits pour le printemps aussi bien que pour l’automne. L’innocence et la pureté n’en dispensent point : les plus innocentes fleurs sont exposées à la bise, et les perles, qui sont si [page suivante] pures, naissent dans l’amertume. L’esprit, la conduite, la vie réglée n’en dispensent point : les astres, qui vont si réglément et avec tant de concert, qui sont si justes et si infaillibles, qui ne sont que lumière et qu’intelligence, sont sujets aux défaillances et aux éclipses, aux mauvaises interprétations et aux fausses conjectures. Les grâces enfin et les richesses n’en dispensent point : comment le feraient-elles, si les roses mêmes, qui sont les couronnes des grâces, ont des épines ? si l’or et si l’argent, qui sont les dieux des riches, passent par le fer et par le feu, se font sur le marteau et sur l’enclume ?

 

Vous trouverez en ce [page suivante] troisième livre, Madame, de quoi adoucir cette si dure et si générale nécessité ; vous y apprendrez à mettre à profit ces indispositions si fréquentes qui sont à votre jeunesse ce que les nuages sont à une belle matinée. Il n’est pas si étrange néanmoins que vous ne l’ayez pas si forte : les plus beaux jours l’ont courte, les plus belles fleurs l’ont tendre, les plus beaux fruits l’ont délicate. Mais il est bien rare que vous l’ayez si disciplinée et si sage, que vous l’ayez si modeste et si réglée ; et une maturité avancée est quelque chose de bien plus merveilleux à votre printemps que ne serait une sérénité perpétuelle. Puisque le bien ne se donne [page suivante] jamais tout pur en ce monde, ne vous plaignez point de votre partage : s’il y a quelque chose qui vous pique, il y en a beaucoup davantage qui vous parent, et je ne crois pas que vous voulussiez avoir changé vos piqûres avec la mauvaise odeur de quelques-unes que je pourrais vous nommer. Encore vaut-il mieux être des roses que des pavots, quoique la vie des pavots soit moins épineuse et plus tranquille que celle des roses. N’est-il pas juste que vous payiez au moins de quelque légère souffrance les avantages que Dieu vous a faits ? Les pierreries ont-elles pour rien le prix et l’éclat ? [page suivante] La beauté et la réputation ne coûtent-elles rien aux statues ? Pourquoi auriez-vous dès cette vie l’impassibilité des étoiles, qui ne vous est promise que pour l’autre vie ? Contentez-vous d’en avoir ici l’innocence et la pureté ; contentez-vous qu’il y en a beaucoup, non seulement de plus saines et de plus fortes que vous, mais de plus riches, mais de plus grandes et de plus élevées, à qui vous faites envie. Les plus rares figures ne sont pas toujours les plus éclatantes, ne sont pas toujours sur les plus hautes bases ni dans les plus précieuses niches. La fortune n’embellit pas tout ce [page suivante] qu’elle pare, elle n’agrandit pas tout ce qu’elle élève, elle ne met pas de l’esprit en toutes les têtes qu’elle dore. Et comme je vous disais dernièrement, il y a une souveraineté de vertu aussi bien que de hasard, et les couronnes de la façon des grâces valent bien celles que fait la fortune. N’en demandez donc pas davantage, ce serait en vouloir trop, et ce serait en dire trop à une malade que de vous en dire davantage. Il faut ménager vos bons intervalles, il ne faut pas être plus fâcheux que la fièvre qui vous les donne. Le reste se pourra dire de vive voix, il se pourra même dire par [page suivante] écrit, si mon loisir me permet de dégager ma parole et de faire le discours que je vous ai promis de l’utilité des maladies, etc.

 

Table des chapitres.

Fautes à corriger en l’impression.

Extrait du privilège du Roi.

 

Par grâce et privilège du Roi en date du 13 juin 1651, il est permis au Père PIERRE LE MOINE, de la Compagnie de JESUS, de faire imprimer, vendre et débiter, par tels libraires qu’il lui plaira, un livre par lui composé, intitulé La Dévotion aisée, et défenses sont faites à tous autres libraires de l’imprimer ni d’en vendre et débiter d’autres que ceux qui auront été imprimés par les libraires qu’il aura choisis ; et ce par l’espace de vingt années, à commencer du jour de [page suivante] l’impression achevée, à peine de trois mille livres d’amende, comme il est plus amplement déclaré dans le contenu du privilège.

 

Ledit Pierre Le Moine consent qu’Antoine de Sommaville, marchand libraire à Paris, jouisse dudit privilège durant l’espace de six ans, suivant l’accord fait entre eux.

 

Achevé d’imprimer pour la première fois, le premier jour de mars 1652.

 

Les exemplaires ont été fournis.

 

Permission du R.P. Provincial.

 

Je, CLAUDE DE LINGENDES, provincial de la Compagnie de Jésus en la province de France, suivant le privilège qui nous a été accordé par les rois très chrétiens HENRI III, le 10 mai 1583, HENRI IV, le 20 décembre 1603, et LOUIS XIII, le 14 février 1612, par lequel il est défendu à tous libraires d’imprtimer aucun livre de ceux qui sont composés par quelqu’un de notre compagnie sans permission des supérieurs d’icelle ; permets à ANTOINE DE SOMMAVILLE, marchand libraire à Paris, de faire imprimer un livre intitulé La Dévotion aisée, composé par le P. PIERRE LE MOINE, de notre Compagnie, revu par trois Pères de la même Compagnie. Fait à Molin le 3e de novembre 1651.

 

Livre premier.
Chapitre premier.

 

Qu’il importe de justifier la dévotion des faux portraits qu’on en fait et des difficultés imaginaires qu’on lui attribue.

 

Il ne se faut point tant étonner si la vertu n’est pas aimée comme elle mérite. Elle ne s’est encore [page 2] montrée à personne et on n’a point de portrait qui lui ressemble. Les philosophes qui l’ont voulu peindre ne l’ont fait que d’imagination ou après de faux modèles ; et comme si leur dessein n’eût été que de la rendre terrible, ils lui ont bien donné de la fierté et de la force, mais ils n’ont point ajouté de grâce à cette fierté, ils n’ont point mêlé de douceur à cette force.

 

Ils ont dit que c’était une maîtresse impérieuse et hautaine ; que ses commandements étaient tyranniques et sans indulgence ; qu’elle ne se contentait pas de la sueur de ceux qui la servent ; qu’elle exigeait jusqu’aux dernières gouttes de leur sang ; [page 3] qu’elle les accablait par des charges redoublées et par des corvées sans relâche et sans mesure. Ils l’ont logée sur le faîte d’un rocher environné d’épines et bordé de précipices ; ils lui ont associé la douleur et le travail ; ils lui ont donné un habit sauvage, un équipage de terreur, une mine qui épouvante.

 

Il n’y a donc rien d’étrange que cette maîtresse si farouche ait trouvé si peu de suivants ; qu’il y ait eu si peu de presse à grimper sur son rocher et à s’exposer à ses épines ; qu’elle n’ait eu à son service que ceux qui n’ont pu s’approcher de la fortune.
La dévotion, qui est la propre vertu des chrétiens, n’a pas eu [page 4] de plus favorables peintres que la vertu des philosophes ; et cela est étrange, de voir les faux portraits qu’on en a faits, d’ouïr les mauvais bruits qui en courent. On ne l’a composée que d’aigreur et d’amertume ; on ne lui a donné que des épines et des aiguillons : mais on n’a pas laissé une seule goutte de bonne humeur à cette amertume ; on n’a pas souffert une seule fleur à ces aiguillons et à ces épines. On en a fait une fâcheuse qui n’aime que la solitude et ne se plaît qu’aux mauvais jours ; qui est ennemie des grâces et des plaisirs honnêtes qui les suivent ; qui n’est pas plus tôt reçue en une maison qu’elle en chasse [page 5] la société, le divertissement et la joie ; qu’elle met en pièce les meubles de prix ; qu’elle casse les miroirs et jette dans le feu les atours des femmes.

 

Que dirai-je davantage ? On en a fait un fantôme décharné, qui ne sort jamais de l’église, qui fait le carême toute l’année, qui met le vendredi saint à tous les jours. Et on s’étonne que ce fantôme si terrible ait si peu d’amants ; que toutes les maisons soient fermées à cette fâcheuse ; que la dévotion travestie et défigurée de la sorte ne soit suivie de personne.

 

Ce n’est pas que la dévotion soit délicate, ni qu’elle veuille être fardée. Toutes sortes [page 6] d’agréments ne sont pas à son usage, et la poésie même, qui a fait des entreprises si hardies, qui a porté des monstres au ciel et logé des dieux dans les enfers, qui a donné des têtes de cerf à des hommes et des queues de poisson à des femmes, n’a jamais eu la hardiesse de mener la vertu chez la volupté ; n’a jamais osé lui donner la livrée et les enseignes du luxe.

 

Mais véritablement aussi, c’est un abus de faire un épouvantail d’une si excellente chose. Les sévérités excessives ne sont pas moins scandaleuses que les indulgences mal ménagées, et il y a des tentations de frayeur comme il y a des tentations de [page 7] plaisir. Tous les démons ne sont pas semblables, quoiqu’ils soient tous malfaisants ; ils ne sont pas tous du même ordre, ils n’ont pas tous le même emploi ni les mêmes artifices. Il y en a de bouffons et de pleureurs ; il y en a de coquets et de sévères. Mais qu’on ne s’y trompe pas : les pleureurs et les sévères, pour être les moins décriés, ne sont pas les moins dangereux ; et ceux qui effraient les âmes timides par la montre d’une dévotion affreuse, ceux qui les retirent du bon chemin par des illusions terribles et par des images qui leur font peur de ce qu’elles devraient aimer, sont aussi mauvais démons que ceux qui les appellent [page 8] à des simulacres peints et parfumés, qui leur tendent des pièges d’or et de soie, qui sèment de roses le chemin qui conduit au précipice.

 

Il ne suffit donc pas d’ôter les parfums à ces simulacres et d’en effacer la peinture ; il ne suffit pas d’arracher le masque à la volupté, de la dépouiller de ses ajustements, de lui ôter ses bouquets et ses guirlandes. Plusieurs ne sont à elle que parce qu’ils appréhendent la peine qu’il y a à déménager ; parce qu’ils ne connaissent point de maîtresse moins fâcheuse ni d’établissement plus commode. Et ceux-là, qui sont les plus raisonnables et qui sont le plus grand [page 9] nombre, se donneraient dès aujourd’hui à la dévotion si on la leur avait un peu adoucie, si on avait rompu le charme qui la leur fait paraître si étrange et si terrible, si on avait abattu l’épouvantail que les démons imposteurs ont mis en garde devant sa porte.

 

C’est ce que je prétends faire en cet ouvrage, où je ramasserai sous trois chefs tout ce qui se peut dire pour justifier la dévotion et pour en adoucir l’usage. Je commencerai par les difficultés générales, qui sont de la plus grande montre et qui donnent davantage dans la vue. De celles-là je passerai aux particulières, et, entrant de là dans le fond de la dévotion considérée [page 10] de plus près, je montrerai que toutes les charges qu’elle impose sont légères et faciles à porter, qu’elle n’est pas incompatible et contrariante comme on la fait, et qu’il n’y a point de complexion ni de qualité qu’elle ne souffre.

 

Livre premier.
Chapitre II.

 

Que la dévotion n’est inaccessible à personne ; qu’elle a ses hauts et ses bas degrés, et que cette inégalité est de la beauté de l’Église.

 

Ce que l’auteur des Proverbes dit du paresseux se peut dire des appréhensifs pour qui j’écris. [page 11] Ils se figurent des lions qui déchirent et qui dévorent où il n’y a pas seulement de mouches qui piquent. Ils disent que la dévotion est sur une montagne trop élevée, que le chemin de cette montagne est trop raide pour les faibles et trop étroit pour les riches et pour les grands, qu’il n’y a que les forts et les nus évangéliques qui y puissent arriver.

 

Ils ajoutent qu’elle est de mauvaise humeur et mélancolique, qu’elle est ennemie des plaisirs honnêtes et des divertissements qui sont permis ; qu’elle s’attache trop scrupuleusement à cette simplicité mesurée et rigoureuse qui ne passe point le nécessaire, et [page 12] généralement qu’elle veut que toutes choses se fassent avec trop d’application d’esprit, qu’elle demande une perfection trop recherchée et trop exacte en toutes choses. Voilà ce que la dévotion a d’effrayant et de terrible ; mais ce n’est qu’aux yeux des imaginatifs qu’il [sic.] est effrayant, et il n’est terrible qu’à ceux qui prennent les nues pour des dragons et les ombres pour des montagnes.

Premièrement, il est certain, pour ne rien dissimuler, qu’il y a une dévotion éminente et élevée au-dessus de toutes choses, et on ne va à cette dévotion qu’avec des ailes de Séraphin ou avec des grâces aussi fortes [page 13] que sont les ailes des Séraphins. Mais comme la cime d’une montagne n’est pas toute la montagne, comme la sphère de l’air a deux régions inférieures à la plus haute et les édifices les plus élevés ont leurs bas étages, la dévotion de même a sa pente comme elle a sa cime, elle a sa haute et sa basse région, elle a son faîte et ses fondements, et outre l’étage du faîte, elle a un étage sur les fondements, où il n’y a qu’un pas à faire à la porte.

 

Il y a bien davantage : ces divers degrés et ces étages différents sont assignés à chacun par des vocations et par des grâces qui leur sont proportionnées ; et comme les vocations et les [page 14] grâces ne sont pas égales en tous les états, les obligations aussi, qui suivent les grâces, et les devoirs qu’imposent les vocations ne peuvent pas être les même en toute sorte de personnes.

 

Il y a des âmes choisies que Dieu regarde de plus près et plus efficacement que les autres, qu’il échauffe et qu’il purifie d’une façon plus particulière, et qu’il élève par là au plus haut étage de la dévotion. Mais ces âmes choisies sont rares et en petit nombre : il se fait beaucoup d’exhalaisons [sic.], mais il s’en fait peu qui montent jusqu’au ciel et qui deviennent des étoiles ; il naît tous les jours des troupes d’oiseaux, mais ces oiseaux qui [page 15] naissent par troupes ne sont pas des aigles ; et dans la grâce aussi bien que dans la nature, la perfection n’est pas commune et les choses précieuses ne se voient jamais en foule.

 

Dans un rang plus bas, et au-dessous de ces âmes si fortes et si élevées, il y en a d’autres qui ont moins de force et qui ne sont pas appelées à une si haute élévation. Et les âmes de ce bas rang auront aussi leur place dans le ciel, quoiqu’elles ne l’

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