Le dilettantisme poétique était vanté dans une des nouvelles de L’Amour échappé (1669) de Donneau de Visé :
Il y a bien de la différence entre un poète de profession et un honnête homme qui fait des vers. Ce dernier ne s’y amuse que pour son plaisir, il n’en fait pas tous les jours; et, quand cela lui arrive, ce n’est que sur quelques sujets galants ou pour louer sa maîtresse. Ainsi il tâche d’éviter d’être appelé poète, lorsque l’autre travaille pour mériter ce nom.
(t. I, p. 146-147)
Précédemment il avait fait l’objet d’une longue conversation au tome III de la Clélie des Scudéry :
– Un homme de qualité qui fait le poète public, est ordinairement un fort étrange homme.
– Il est vrai Madame, repris-je, qu’il y a bien de la différence entre un honnête homme qui fait bien des vers, ou un vrai poète.
– Croyez-moi, dit-elle, il est plus dangereux qu’on ne pense de s’exposer à une pareille aventure; car enfin si on fait de mauvais vers, c’est une pitoyable chose; si on les fait bons, on les montre, on trouve doux d’être loué, et en moins de rien on devient poète de profession; on vous prie de réciter vos vers, on vous en demande des copies, on vous propose même d’en faire sur divers sujets qu’on vous donne, on croit qu’on vous fait trop d’honneur de vous en prier, et on vous traite enfin comme un homme à qui on n’ose presque plus parler en prose. C’est pourquoi, ajouta-elle [Démarate], je trouve qu’il est assez fâcheux à un homme de condition de s’aller exposer à de si bizarres aventures.
[…]
Pour cela, je vous assure qu’il n’y a rien de plus incommode que ces gens qui font de mauvais vers sans le savoir, et qui croyant qu’ils donnent autant de plaisir aux autres, qu’il s’en donnent à eux-mêmes en récitant ce qu’ils ont fait, vous accablent de récits continuels.
[…]
– Voulez-vous donc que ce soit comme un homme que je connais, dit Mélisère, qui quoiqu’il sache bien que ce qu’il fait est fort joli, fait semblant de croire que cela ne vaut pas grand chose, et de ne se soucier point de ce qu’on en dit. Néanmoins il en fait, et il en donne, mais c’est en traitant cela d’une bagatelle, et n’en parlant jamais qu’en raillant.
– Celui que vous dites, repris-je, est sans doute un honnête homme, mais ce n’est pas encore de cette manière-là que je veux qu’on traite la poésie quand on s’en mêle; car il ne faut jamais railler d’une chose qu’on fait soi-même.
[…]
– Pour moi Madame, lui dis-je, je veux qu’un honnête homme les fasse pour son plaisir, ou pour son amour, et qu’il ne songe point en les faisant qu’il les fait pour la multitude. Je veux même qu’il n’en fasse point profession publique, et je veux qu’il fasse au commencement assez de façons pour l’avouer; mais enfin, quand cela est su, je trouve qu’il n’en faut plus faire un si grand secret, et que lorsqu’un homme a des amis qui se connaissent à ces sortes de choses, il peut s’en divertir avec eux sans avoir nulle affectation, ni à les montrer, ni à les cacher; mais surtout il faut qu’il se garde très soigneusement d’en aller parler avec ces jeunes gens ignorants et étourdis, qui croient qu’un poète et un fou ne sont qu’une même chose, car avec ces gens-là il faut être fier, et même quelquefois incivil; mais avec ceux qui ont de l’esprit raisonnable et savent bien le monde, il ne faut point être si retenu, il faut leur montrer, et même leur donner ces sortes de choses; car enfin les beaux vers ne sont pas faits pour n’être point vus; et les gens de qualité seraient bien malheureux s’il leur était défendu d’avoir de l’esprit, et de le montrer, quand ils le peuvent faire avec jugement.
– Du moins, dit Démarate, ne voudrais-je permettre que la poésie galante à un homme de la cour.
– Elle lui est sans doute plus propre que nulle autre, répliqué-je, mais Madame, comme la poésie est une inclination naturelle, nous ne devons pas choisir de caractère opposé à celui où la nature nous pousse; car nous n’y réussirions pas. Aussi il suffit de dire seulement qu’il faut qu’un homme de condition ne se mêle point de faire des vers, s’il n’y est forcé par son inclination, et s’il ne les fait bien; et c’est la plus mauvaise raison du monde de dire pour excuser un homme de qualité, que ce n’est pas son métier; car s’il est excusable de ne pouvoir faire de bons vers, il ne l’est pas de se mêler d’en faire puisqu’il les fait mal.
[…]
J’aurais plutôt fait de dire que s’il les fait comme Thémiste, il les fera en honnête homme. En effet, il n’en parle jamais le premier, quand ses amis lui en disent quelque chose, il n’en est ni fâché, ni fort aise, il n’en fait ni sa honte, ni son principal honneur; il regarde la poésie comme un divertissement charmant et agréable, propre à la galanterie, à l’amour, et même à la gloire de ceux qui s’en acquittent bien. Il en parle avec ceux qui s’y connaissent quand la raison le veut; il n’en parle jaais avec ceux qui n’y entendent rien; il ne loue ni ne blâme ce qu’il fait, et il regarde le talent de la poésie comme un agréable présent de la nature, qu’il ne doit pas négliger, et qui sert à le rendre plus aimable et plus accompli.
– Thémiste fait sans doute de beaux vers, reprit brusquement Démarate, mais je ne sais comment il les peut trouver; car pour moi je crois qu’il n’appartient qu’à l’amour d’apprendre l’art d’en bien faire, que l’ambition n’y est point propre, et que Thémiste fait une chose extraordinaire d’en faire comme il en fait, et d’être aussi peu amoureux qu’il est.
(Partie III, Livre II, p. 373-377)