Un passage du Berger extravagant (1627) de Charles Sorel narre le comportement d’un malade imaginaire dénommé Lancelot :
Je laissai donc là le médecin, et ayant fait connaissance chez un des malades qu’il visitait, je m’y fourrai en cette honorable qualité de laquais dont je fus trouvé digne. Ce malade était un gentilhomme appelé Lancelot qui n’était pas fort fâcheux à servir, car ayant eu une fièvre quarte qui lui avait duré un an, il ne sortait point de sa chambre, et je n’avais autre peine que de lui donner le verre où le pot à pisser, et quelques autres choses nécessaires. C’était un entretien fort plaisant que le sien. La mélancolie et la solitude l’avaient rendu à demi-fou. Il avait des mesures de parchemin comme celles des tailleurs, dont il se mesurait tous les jours par tout le corps, pour voir si l’enflure qui le tenait n’était point diminuée. Il avait une mesure pour chaque doigt des pieds, une autre pour chaque jambe, une autre pour chaque cuisse, une autre pour le petit ventre, une autre pour l’estomac, et il les rognait lors qu’il trouvait que toutes ces parties de son corps étaient amenuisées. J’ étais le fidèle gardien de ces mesures que j’enfermais toutes devant lui dedans une petite layette, avec un grand serment de ne les accroître ni diminuer. Cette fantaisie me donnait beaucoup de plaisir, mais je m’ en vais vous en dire une merveilleuse qui outre cela m’était beaucoup profitable. Lancelot n’ayant autre occupation tout le long du jour que de considérer ce qui était dans sa chaire percée, s’émerveillait d’y voir tantôt de la matière jaune, et tantôt de la verte, tantôt de la dure et tantôt de la liquide. Il voulut savoir si cela venait de son indisposition, et me trouvant fort sain à son avis, il se délibéra de me faire manger des mêmes viandes que lui pour voir si je ferais une même matière. Afin de le contenter l’on m’apporta le matin un bouillon que je prenais au même instant qu’il prenait le sien. Nous prenions après ensemble un consommé, et puis nous mangions d’un chapon bouilli, et au soir nous avions quelque pièce de gibier rôtie à la broche. Je n’avais jamais fait si bonne chère ; le changement de viande me donna un tel flux de ventre pour le premier jour que Lancelot croyait presque que la nourriture qu’il prenait n’était pas saine, mais au second jour m’étant remis en mon premier naturel, et lui au contraire n’ayant fait que de l’eau toute claire, il se désespéra, s’imaginant qu’il était fort malade. Enfin il s’avisa que pour faire de meilleures épreuves il me fallait faire mettre au lit comme lui. L’on me dressa donc une couchette dans sa chambre où il fallut que je me tinsse toujours, en quoi je ne pris plus de plaisir, et je vous jure que ma félicité m’était alors à charge. J’eusse mieux aimé être libre que de faire si bonne chère ; j’étais en une telle contrainte, que quand j’eusse dû mourir de faim ou de soif l’on ne me faisait ni boire ni manger qu’aux mêmes heures de mon maître, et si je voulais aller décharger mon ventre, il fallait que ce fût aussi presque en même temps que lui, et dans un bassin qui était à part dans sa ruelle même, de peur que si je me mettais en un lieu à l’écart il n’ y eût de la falsification en la matière. Il tenait registre de la quantité et de la couleur de mes selles et des siennes, et il ne lui restait plus que d’en savoir le poids et le goût. Passe encore pour cela, si prenant des clystères et des médecines, il ne m’ eût obligé a en prendre aussi pour voir la différence des opérations, et pour me perdre tout à fait, il lui prit envie de faire une diète afin de voir si le changement de régime ferait changer sa disposition. Il fallut que je jeunasse comme lui quelque temps, à mon grand regret, mais enfin le bon dieu eut pitié de nous deux, et mon maître ayant repris sa convalescence, permit que je me levasse, et que je le servisse en toutes occasions. Il y avait toujours un peu de folie dans sa tête qui faisait tort à ses pieds : néanmoins je demeurais en paix avec lui.
(Livre VIII, éd. de 1628, p.253sq) (indication aimablement fournie par C. Barbillon)